Les mondes surpeuplés de la fantasy
Les rivages de la fantasy sont peuplés de navires amiraux. Des séries télé aux budgets colossaux se disputent la suprématie du genre, tandis que dans l’ombre, un outsider brille: His Dark Materials.
L’immense succès de la saga Games of Thrones a, bien avant sa pitoyable conclusion, ouvert un appétit pour la fantasy qui ne s’est pas éteint avec le règne du Roi de la Nuit. Bien au contraire. La razzia sur les étagères des librairies dans le but de dénicher la prochaine saga fantastique qui allait remplir les caisses avait commencé déjà bien avant que les Stark ne reprennent Winterfell: Prime Video a lourdement misé, avec plus ou moins de fortune, sur The Wheel of Time, Good Omens (adaptation du livre éponyme de Neil Gaiman et Terry Pratchett) et Britania. Cette année, après une longue gestation, elle a donné naissance à l’ambitieuse Le Seigneur des Anneaux: Les Anneaux de Pouvoir, adaptation surprenante réunissant plusieurs fragments de l’œuvre de Tolkien. HBO n’était pas en reste, lançant la victorienne The Nevers en 2021, alors que dans ses hauts-fourneaux, les prémices du faramineux prequel House of the Dragon, sur la chute de la maison Targaryen, entraient en ébullition. Netflix a, pour sa part, lancé The Witcher en décembre 2019, un gros morceau de littérature fantasy, et a formidablement réussi sa transposition à l’écran d’une œuvre occulte réputée intouchable: Sandman, de l’auteur de fantasy prolixe Neil Gaiman, à qui l’on doit également American Gods, adapté, comme de juste, sur Prime Video.
Le même Gaiman, dans une interview livrée en 2019 au journal anglais The Guardian, exprimait son sentiment sur cet engouement: “Là où Game of Thrones a changé les choses, ce n’est pas tant dans l’acceptation du genre que du budget qu’on pouvait lui allouer. (…) C’est l’idée que vous pouvez faire de la télé avec un budget plus important et que le business model peut suivre.” La fantasy, sous toutes ses coutures et ses expressions, a connu un succès depuis les années 80 qui ne s’est jamais vraiment démenti. C’est plutôt sur les budgets que les chiffres se sont affolés. Les big boss des studios, dont beaucoup ont grandi avec ces récits merveilleux, ont délié les cordons de la bourse. Et désormais, la course au blockbuster est lancée, dont le dernier en date, Willow, suite du film culte de Ron Howard de 1988, a été mis sur orbite fin novembre par Disney+, pour un résultat peu à la hauteur des attentes (lire la critique page 24). Dans cette arène surpeuplée, HBO dispose d’une arme secrète: His Dark Materials, adapté de la saga de Philip Pullman. Sensiblement moins tape-à-l’œil, moins violentes ou moins sexuées que la plupart des séries susnommées, ses trois saisons, dont l’ultime débarque le 8 décembre sur Be 1, se sont taillé une place à part dans l’univers de la fantasy.
Changer le monde
Les aventures de Lyra (Dafne Keen), Will (Amir Wilson) et de leurs animaux-dæmon, face au bras armé et tout-puissant du Magisterium, sorte d’église radicalisée et intégriste, se sont déployées en trois volets. Cette trilogie où des personnages forts entrent en lice, comme Marissa Coulter (Ruth Wilson) et le belliqueux Lord Asriel (James McAvoy), articule une réflexion propre au genre, la fantasy, qui ne se contente pas d’offrir une évasion ou un divertissement à grands frais, mais porte une réflexion multidimensionnelle sur le monde dans lequel nous vivons. “Bien avant la série, le livre de Philip Pullman est rempli de ces thèmes universels, qui traversent les générations, les expériences individuelles et collectives, confie Ruth Wilson, avec qui nous nous sommes entretenus, en compagnie de James McAvoy et de la productrice Jane Tranter. C’est pourquoi cette histoire demeure pertinente dans n’importe quelles circonstances.” De manière générale, l’univers de la fantasy permet de parler de thèmes majuscules avec une grande liberté. Parce qu’il est a priori délivré des contingences du contemporain: “On peut parler de thèmes difficiles tels que le défi climatique, la guerre, les idéologies, poursuit l’actrice,dans un espace-temps distant auquel nous sommes connectés malgré tout. Ce lieu échappatoire nous permet d’aborder les grandes questions qui nous assaillent, de manière moins confrontante.”
Fantasy et science-fiction partagent cette capacité d’ouvrir les esprits, en même temps que les imaginaires. Ils manient des personnages et des archétypes capables, en filigrane, d’activer la force gravitationnelle de thèmes universels: autorité, géopolitique, pouvoir, bien, mal, tolérance, rêve, justice, sororité, fraternité, diversité, amour, parentalité, transmission et toutes les crises qui les traversent. “La fantasy et la science fiction ont cette capacité de se défaire du quotidien, insiste James McAvoy. Le monde qui est à l’écran ne tourne plus autour du frigo, de l’évier, des normes économiques, sociales ou de genre, il dépasse toutes sortes d’assignations. Dès qu’on déplace le récit sur la planète X ou Y, entre un alien, un humain et une créature fantastique, on dépasse les querelles d’opinions dans lesquelles nous sommes trop souvent empêtrés. Et on peut aborder les questions de diversité, d’égalité, de justice aussi efficacement, si ce n’est plus, qu’en les abordant depuis la banlieue sud de Londres. C’est une très bonne façon de nous libérer de idées préconçues.”
Enrayer la machine
La liberté intellectuelle et spirituelle, l’esprit de résistance et de rébellion, les conflits entre générations, la remise en cause des autorités et des institutions sont au cœur de la troisième saison de His Dark Materials. James McAvoy s’enthousiasme: “Surtout, c’est l’histoire de deux gamins -deux gamins!- qui sont amenés à changer un monde que les adultes façonnent avec machiavélisme et pugnacité, selon leur volonté. À ce titre, Philip Pullman a écrit un récit puissant, qui pose la question de la responsabilité des adultes. Tout ce qu’ils mettent en place, ce sont leurs enfants qui devront en supporter la charge et les conséquences. Mais au bout du compte, l’innocence de ces enfants est le grain de sable qui va peut-être enrayer la machine.”
Le succès et l’abondance du genre fantasy dans les séries trouvent sans doute leur origine dans l’expansion des moyens et des techniques de réalisation. Pour Jane Tranter, productrice exécutive sur His Dark Materials, “les progrès que la CGI a connus ces dix dernières années nous donnent la possibilité de donner la meilleure forme possible à ces univers, plus rapidement, plus efficacement et à moindre coût. Il y a quelques années encore, il était inimaginable qu’une série télé puisse arriver à de tels résultats.” Toutefois, la concurrence est devenue colossale en l’espace d’à peine six mois. Face aux mastodontes House of the Dragon et TheRings of Power, la formule His Dark Materials a de quoi se distinguer. “On n’a pas besoin de jouer dans la même division que ces séries, enchaîne Jane Tranter, ancienne de la BBC qui a réussi le pari, en 2005, de relancer la culte Doctor Who. “Parce que les mondes que nous visitons dans His Dark Materials sont à la fois semblables et dissemblables au nôtre. Le budget ne s’emballe vraiment que dans la partie CGI, nécessaire pour donner vie, mouvement et caractère aux dæmons, ces animaux liés aux personnages. Il n’y a qu’une seule grande bataille au septième épisode, dont elle n’est même pas l’élément central. Notre responsabilité était de raconter de la meilleure manière possible ce qui est au cœur de l’œuvre de Pullman: une histoire sur l’amour et son compagnon de route, la perte. Nous avons construit toute l’odyssée de Lyra autour de cette idée directrice.”
Dans une tradition télé qui a plutôt tendance à faire la part belle à la violence, à la compétition et au sexe plus ou moins consenti, la bienveillance sans prétention de His Dark Materials fait du bien. “Au-delà de l’impression de magie que peuvent laisser ces mondes fantasmagoriques, conclut Jane Tranter, nous avons, toutes et tous, l’impression d’avoir créé une série télé qui est, comme Philip Pullman le dit de ses livres, une histoire pour adultes mais que les enfants pourraient et même devraient lire ou regarder. Nous avons été intransigeants dans les thèmes que nous voulions aborder. Ils devaient interpeller les adultes et laisser une porte ouverte pour que les plus jeunes puissent s’y retrouver.” En somme, une œuvre qui a le charme, l’impudence et la sincérité de l’enfance, aux sources mêmes de la fantasy.
His Dark Materials (saison 3)
La trilogie de Philip Pullman a trouvé dans cette adaptation signée HBO et BBC une retranscription fidèle de sa matière littéraire. Cette ultime saison suit l’intrigue du troisième volume, Le Miroir d’Ambre. Voyageur entre deux mondes, Will est parti à la recherche de Lyra, retenue prisonnière par sa mère, tandis que Lord Asriel affronte le Magisterium, réussissant à fédérer plusieurs troupes disparates. La réalisation n’abuse d’aucun effet pour rendre la féerie d’un univers toujours accessible car pétri de références au monde réel et, de manière plus subtile, à quelques films et séries emblématiques. Dans la lutte cruelle entre le Bien et le Mal, l’arche narrative de Mary Malone offre les bienfaits d’une respiration plus contemplative, grâce notamment à la prestation tout en finesse de Simone Kirby. Mais l’ensemble du casting se révèle à la hauteur d’un récit complexe, presque choral, à l’issue terrible et émouvante, capable de faire résonner les grandes thématiques avec les récits intimes, le rapport à la conscience, et cette manière que nous avons, humains, de nous refléter dans nos rapports à l’autre. Brillant.
Série créée par Jack Thorne. Avec Dafne Keen, Ruth Wilson, James McAvoy. À partir du jeudi 08/12 à 20h30 sur Be1. 8Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici