D’une érudition jamais prise en défaut, un ambitieux ouvrage se penche avec brio, et beaucoup de nuance, sur le sujet polémique des films d’autodéfense.
On n’a rien lu d’aussi brillant, cette année, que sa critique du Batman de Matt Reeves dans Les Cahiers du Cinéma. Pas étonnant, dès lors, de le voir à présent se pencher sur la question de la justice sauvage à Hollywood. Journaliste pour Carbone, Chronic’art et So Film, Yal Sadat se fendait il y a deux ans, avec Commencez sans moi, d’un petit livre malin à la plume gonzo bourré de folles anecdotes sur Bill Murray, dont il tentait de saisir l’énigme sous le déphasage chronique de son iconoclasme lunaire. Dans Vigilante, il s’attaque à la figure hautement controversée de l’auto-justicier au cinéma, citoyen lambda qui entend brusquement se substituer aux forces de l’ordre pour faire régner sa loi, personnelle et expéditive.

Nés sur les cendres encore fumantes du western, les vigilante movies connaissent leur âge d’or aux États-Unis du début des années 70 au milieu des années 80, avec diverses résurgences par la suite, sous d’autres formes parfois, comme dans les films de super-héros aujourd’hui donc. De L’Inspecteur Harry (1971) à Gran Torino (2008), un acteur bien sûr incarne mieux que tous les autres ce symbole sulfureux de l’individualisme néoconservateur et libertaire restaurant une espèce de virilité primitive. Mais à l’instar de Clint Eastwood, ils sont en fait assez nombreux à jouer des flingues rageurs et des limites de l’idéologie sécuritaire aux accents hygiénistes: Peter Boyle dans Joe (1970), Charles Bronson dans Un justicier dans la ville (1974) et ses suites, Kris Kristofferson dans Milice privée (1976), Sylvester Stallone dans Cobra (1986)…

Anges exterminateurs
La plupart de ces films, souvent très appréciés d’un public qui y voit de salutaires purges cathartiques, sont violemment critiqués par l’intelligentsia progressiste au moment de leur sortie. On les accuse d’être moralement irresponsables, de faire l’apologie de la répression citoyenne. Propagande fascisante pour l’autodéfense urbaine, les vigilante movies? Oui, nous dit Yal Sadat, ces films sont, quelque part, “une sorte de réhabilitation hollywoodienne des lynchages sur la place publique”. Mais en bon théoricien en quête de sens, l’auteur préfère souligner toute l’ambivalence, et donc toute la richesse, de cette figure insurrectionnelle à l’héroïsme équivoque, nous invitant plutôt à envisager l’auto-justicier comme l’expression de la schizophrénie constitutive de l’Amérique, de son irrésoluble aporie: “Il revendique sa liberté d’entraver celle de l’Autre, son droit de pulvériser d’autres droits. Son code de conduite s’impose au monde sans que lui-même ne s’inféode aux commandements officiels. L’alliance impure de son autoritarisme et de son anarchisme définit le cap de sa moralité.”

Autoritaire mais anarchiste, puritain mais anticonformiste, fasciste mais insoumis, le vigilante est le lieu de toutes les discordances, cristallisant tous les paradoxes du culte américain de l’autodéfense en même temps qu’il renvoie, bien sûr, à la problématique on ne peut plus actuelle du port d’armes. Toute l’Amérique et ses contradictions se retrouvent au fond résumées dans ces petits films sales et honteux à la morale mouvante qui hantent l’inconscient collectif. Make America Great Again? Oui, mais encore…
Vigilante – La justice sauvage à Hollywood. De Yal Sadat, éditions Façonnage, 256 pages.
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