Kendrick, l’empathique

Lourde est la tête qui porte la couronne. © DR

Cinq ans après Damn, Kendrick Lamar est de retour avec Mr. Morale & The Big Steppers. Autopsie d’un double album fleuve, déjà l’un des disques de l’année.

Le jour de la sortie de Mr. Morale & The Big Steppers, un mème a pas mal circulé sur les réseaux: un fan ouvre son laptop, lance la musique, et après 2 secondes à peine, twitte qu’il tient l’album du siècle! Lol. N’empêche, depuis vendredi dernier, force est de constater que la critique s’est en effet emballée quasi unanimement, le dithyrambe étant la règle -spoiler, les lignes suivantes vont en rajouter quelques-uns…

Le mème internet illustrait bien les attentes qui entourent ce nouveau disque. Cinq ans après Damn (et une présidence Trump), force est de constater que Kendrick Lamar n’a visiblement rien perdu de son impact. Depuis 2017, le monde a pourtant énormément changé. Ne serait-ce que parce qu’une pandémie est venue bouleverser le cours des choses. Le rappeur l’évoque ici et là -“ Seen a Christian say the vaccine mark of the beast/Then he caught COVID and prayed the Pfizer for relief”, sur Savior. Le titre même du second single, N95, fait référence à un type de masque. Sur la vidéo du morceau en question, Lamar lévite au-dessus de l’eau, les bras en croix, tel Jésus-Christ. Kendrick, le Messie?

Il faut dire que, depuis Damn, le “procès en canonisation” du rappeur s’est encore accéléré. Avec, en point d’orgue, le fameux prix Pulitzer, le premier pour un musicien non-classique. N’en jetez plus: saint Kendrick serait bel et bien l’élève modèle du rap. La bonne conscience d’un genre qui s’est trop fourvoyé dans les vapeurs droguées de la trap, le chevalier blanc d’une musique empêtrée dans la frime bling-bling. Même si, dans les faits, il a toujours utilisé les sonorités de la première et a toujours parlé des tentations que représentait la seconde…

Cette figure de “sauveur”, Kendrick Lamar ne cache pas qu’elle est lourde à porter. Est-ce la raison qui l’a poussé à rester absent aussi longtemps? “ 1 855 days” en tout, a-t-il compté, sur United in Grief, qui ouvre le nouvel album. On a parlé de dépression, de panne d’inspiration, etc. “ J’ai traversé pas mal de choses…”, se contente-t-il de glisser, tandis qu’une voix féminine -sa compagne- l’enjoint de dire la vérité. “ Be afraid, prévient alors le rappeur…

Briser le sort

C’est certain, il faut être prêt à plonger dans les deux fois neuf titres de Mr. Morale & The Big Steppers, 73 minutes denses où chaque seconde semble signifiante. Musicalement déjà, la proposition est foisonnante. À côté des habitués Sounwave, Boi-1da, Pharrell Williams ou encore The Alchemist, Kendrick Lamar a encore reçu des coups de main du trio de producteurs Beach Noise sur plusieurs titres. Le piano de Duval Timothy est un autre élément récurrent, le point de fuite jazz d’un disque multi-couche: soul, funk, gospel, électronique, etc.

Depuis le départ, la musique du rappeur californien fonctionne comme une conversation. Quitte à ce qu’elle prenne la forme d’une engueulade conjugale particulièrement salée, comme sur We Cry Together. Ailleurs, c’est avec sa propre communauté que Kendrick Lamar discute. Sur The Heart Part 5, il pose en intro: “ I am. All of us”, comme un écho inversé aux mots du révérend Martin Luther King, “ We are somebody”. Sur Father Time (avec Sampha), il expose encore le poids toxique de la masculinité (“ hid my emotions, never expressed myself”), tandis que sur le poignant Mother I Sober (avec Beth Gibbons), il revient sur un autre “nœud” familial: l’agression sexuelle qu’a subie sa mère plus jeune, et qui a continué de hanter indirectement la famille. C’est en fait une chaîne de traumas qu’essaie de briser Kendrick Lamar, celle du peuple noir d’Amérique, marqué par le crime de l’esclavage, le racisme et l’oppression. Pour disséquer une Histoire aussi complexe, le Bien et le Mal sont convoqués, mais moins pour s’opposer que pour, là encore, dialoguer: sur la pochette de Mr. Morale & The Big Steppers, Lamar porte la couronne d’épines, tout en laissant dépasser la crosse d’une arme de son pantalon…

© National

Forcément, la “mission” n’est pas simple. Ce n’est pas que le costard soit trop large pour les épaules du “prophète”. C’est plutôt qu’il est trop étroit pour un rappeur qui refuse de se laisser coincer dans une boîte, ou une pensée trop tranchée. Tout est question de perspective, annonçait-il sur The Heart Part 5, évacuant tout simplisme. De fait, la musique de Kendrick Lamar ne sera jamais facile à cerner. Sur Auntie Diaries, il se penche sur l’homophobie et la transphobie, en évoquant sa tante et son cousin (Demetrius, aujourd’hui Mary-Ann). “ Je pense être assez âgé maintenant pour comprendre, avoue-t-il. Y compris ses propres contradictions, que son cousin lui met par exemple sous le nez: “ On peut crier ensemble “pédale, pédale, pédale!”/Mais seulement si tu acceptes qu’une fille blanche puisse dire nigga”, référence à un concert, où le rappeur avait précisément demandé à une fan blanche de ne pas utiliser le n-word…

Chez Kendrick Lamar, les enjeux sont politiques, mais le filtre est toujours personnel. “ I’m a complex soul”, déclare-t-il, réclamant le droit d’évoluer, de pouvoir changer d’avis, quitte à être lui-même déstabilisé (“ Sometimes I’m afraid of my open mind”). Dans tous les cas, il refuse de se faire enfermer dans l’un des rôles qui semblent inévitablement attribués à l’homme noir, a fortiori artiste. Mr. Morale? Sur Savior, le rappeur confirme: “ Kendrick made you think about it, but he is not your savior.”

En toute fin, sur Mirror, il conclut: “ Croire en un seul homme est un naufrage.Et envisage de quitter bientôt la scène? “Maybe it’s time to break it off/Run away from the culture to follow my heart”, annonce alors Lamar. Épuisé par le succès, écrasé par le poids de ses responsabilités, le rappeur a suivi une thérapie. Cette introspection l’aurait aidé à trancher: “ I choose me, I’m sorry.” Le rap a-t-il perdu le soldat Kenny? Si c’est le cas, il aura au moins gagné un chef-d’œuvre supplémentaire…

Kendrick Lamar, Mr. Morale & The Big Steppers, distribué par Universal.

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En concert le 28/10 au Sportpaleis, Anvers.

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