Jawad Rhalib sort « Amal »: « Si on a peur de heurter les jeunes, on les laisse à la merci de manipulateurs radicalisés »
Le cinéaste Jawad Rhalib livre avec Amal, son dernier film où brille Lubna Azabal, un intense plaidoyer pour la liberté d’enseigner.
Dans Amal de Jawad Rhalib, une enseignante est prête à tout pour protéger sa liberté d’enseigner et de penser. Prête surtout à prendre le risque de choquer la morale de certains de ses élèves, de leurs parents, une morale religieuse qui prend de plus en plus de place à l’école. Prête aussi à s’exprimer quand l’administration prône la retenue, l’effacement pour apaiser les tensions.
Le cinéaste belgo-marocain Jawad Rhalib poursuit ici une carrière marquée par son engagement et son attention aux problématiques qui traversent les sociétés contemporaines, notamment dans son documentaire Au temps où les Arabes dansaient, où il questionnait l’amour de l’art dans la culture arabe, et rencontrait des artistes qui luttaient par leur pratique contre l’intégrisme. Il prolonge avec Amal cette réflexion, en immersion au cœur de l’école publique. “On a fait beaucoup de séances scolaires avec mon documentaire, nous explique Jawad Rhalib, ce qui a amené beaucoup de débat. On s’est rendu compte qu’il y avait un danger réel, avec une minorité d’élèves, certes, mais qui prend le dessus quand la majorité reste silencieuse. On voyait leur façon de réagir, d’échanger avec les profs. J’ai parlé avec beaucoup d’enseignants et de directeurs d’école, qui décrivent hors micro une situation catastrophique, mais personne ne prend publiquement la parole. C’est là qu’a germé l’idée de traiter cette question en fiction, d’autant que pendant l’écriture, il y a eu l’assassinat de Samuel Paty, qui ne m’a malheureusement pas étonné. Ce genre de geste devait arriver, mais les politiques ferment les yeux sur la situation. J’ai eu le sentiment que les enseignants étaient laissés à l’abandon, qu’ils avaient peur, n’osaient pas parler. J’ai donc choisi de traiter ce sujet en fiction, car c’était très compliqué de le faire en documentaire. Je pense que la parole sur ces sujets n’est pas libre.”
Une fiction donc, mais à l’approche et au rendu quasi documentaires, tant les salles de classes, mais aussi les réunions entre profs vibrent de réalisme. “On a fait énormément de séances de préparation avec les jeunes, pour beaucoup non-professionnels, en groupe et individuellement, poursuit le réalisateur. Je les ai lancés dans des improvisations qui étaient prévues dans mon scénario, mais pas dans le leur. Je me suis nourri de ces moments pour finir l’écriture du film. Je voulais que mes jeunes acteurs absorbent le texte au point de l’oublier, qu’ils se rappellent juste le fruit de notre travail en amont. Parallèlement, j’ai aussi organisé des séances avec Lubna Azabal où elle n’était pas au courant de ce qu’allaient dire les élèves, ou même les profs, pour les faire réagir le plus naturellement possible.”
Le film prend soin de montrer la complexité des positions qui innervent la communauté à laquelle appartiennent les familles qui fréquentent l’école. “On m’a parfois taxé d’islamophobie, et c’est une vraie blessure pour moi. Je voulais montrer plusieurs visages de la communauté musulmane. Ma mère et ma sœur sont croyantes et pratiquantes, pour moi il était hors de question d’attaquer l’islam. La lecture des textes que l’on voit en partie dans le film n’en est qu’une interprétation, qui fait avant tout beaucoup de mal aux musulmans. Dans l’islam d’Amal, dans celui du père de Mounia, la jeune fille victime de harcèlement homophobe, c’est l’ouverture d’esprit qui régit tout. Mais ce que l’on constate aussi, c’est la façon dont les parents entrent dans l’école pour imposer leur point de vue. D’autant qu’il y a quelque chose en Belgique qui me semble unique, c’est le fait que la porte du cours de religion puisse rester fermée à l’institution, et que donc, n’importe quel discours puisse y être tenu.”
Le pouvoir de la fiction
Amal se heurte également au mutisme de ses collègues, qui semblent à ses yeux criminellement résignés face à ce renouveau obscurantiste. “Aujourd’hui les gens, les enseignants, l’administration préfèrent se taire, insiste le réalisateur. Un prof de religion qui a voulu parler d’homosexualité en cours a été écarté par son école car il avait voulu traiter un sujet qui heurtait certaines sensibilités (Jawad Rhalib fait référence à Hicham Abdel Gawad, licencié en juillet 2017, NDLR). On ne laisse même plus la loi faire son travail. C’est à la fois de l’hypocrisie, et de la peur.”
Face à ce silence, les adolescents peuvent être exposés à des discours particulièrement problématiques, qui leur semblent pourtant faire autorité: “J’ai rencontré des élèves silencieux en classe qui venaient me remercier en cachette de leur avoir ouvert les yeux. Parfois, il faut juste appuyer sur un interrupteur. Si on a peur de heurter les jeunes, on les laisse à la merci de manipulateurs radicalisés, ou de textes dangereux et décontextualisés qu’ils trouvent sur Internet et qu’il faudrait déconstruire. C’est à nous, au cinéma aussi, de leur proposer autre chose.”
Comme Amal, et comme Jawad Rhalib, on veut croire en la vertu de l’art pour élever les esprits. Mais on ne peut s’empêcher de revenir sur la vision très noire de la situation que dépeint le film. “Mais je suis pessimiste! Je pense que la déradicalisation des jeunes est un processus très complexe, et qui peut être très lent. On doit sonner l’alarme, la situation est très préoccupante, et j’ai parfois le sentiment que la notion de vivre ensemble a fait long feu, même si je crois quand même encore au pouvoir de la fiction pour alerter.”
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