Ysaline Parisis
Ysaline Parisis Journaliste livres

ON THE ROCKS – EXHUMÉ DES ANNÉES 70, GREAT JONES STREET PÉNÈTRE LES PENSÉES HALLUCINÉES D’UNE ICÔNE ROCK EN LENTE DÉCOMPOSITION. ENIGMATIQUE, NON DILUÉ, SOUVENT VIRTUOSE.

DE DON DELILLO, ÉDITIONS ACTES SUD, 304 PAGES.

Ne vous fiez pas à son dépôt légal. La couverture a beau annoncer sa sortie en juin 2011, Great Jones Street n’en est pas moins un revenant. Une authentique pièce de collec de 1973, excavée et livrée en français après presque 40 années d’existence dans les rayons des librairies américaines. Troisième livre de Don DeLillo, l’un des grands prêtres de la littérature contemporaine, ce roman est à lire comme un retour aux sources d’une inspiration qui n’a cessé de distiller sa ligne remarquable, Cosmopolis et Outremonde en tête. Une £uvre à la stature imposante et à l’accès difficile, à laquelle ce Great Jones Street va bien, qui explore, entre l’atmosphère du Last Days de Gus Van Sant et l’intime des mémoires de Patti Smith, la destinée mégalo et hermétique d’un génie du rock usé par l’industrie musicale.  » La célébrité c’est à la fois les aigus et les basses, et seul un être d’exception est en mesure de déterminer sur le cadran cet infime point où les deux lui sont acquis simultanément.  » La métaphore est de Bucky Wunderlick, prophète de la scène seventies qui, à 26 ans et au sommet de sa carrière, décide de plaquer sa tournée et son groupe pour une retraite loin de la morsure des néons et de l’hystérie de la foule.  » Je suis allé dans la chambre de Great Jones Street, une petite chambre de guingois, froide comme un mégot, qui donnait sur des entrepôts, des camions et des gravats.  » Dans sa planque new-yorkaise miteuse, lieu de sa mise à mort autant que d’une possible renaissance, Bucky se coule dans une apathie très organique et mystique, s’hallucinant comme simple objet, ne quittant que rarement l’horizontalité du lit:  » je devins un demi-saint, rompu aux visions, instruit par un sens de l’économie corporelle, mais déficient en termes d’authentique douleur. »

Challenge

A la recherche d’une langue nouvelle, le rockeur déchu fait un décor très insaisissable de son quotidien solitaire, abordant les micro événements de ses 4 murs en termes de densité de lumière et de silence: tombées de neige sur la caserne des pompiers voisine, impact des pas désespérés du voisin, un écrivain sans sujet, ou échos de cris monstrueux d’un locataire demeuré. La retraite du prophète devient rapidement le lieu d’un défilé de personnages secondaires: l’amante junkie (Opel, l’un des personnages les plus fascinants du livre), le manager en quête d’un possible retour, mais aussi membres du groupe et dealers. Des rencontres donnant lieu à une suite de dialogues discordants, décalés, parfois défoncés, conduits par des intervenants incapables de s’écouter. Flirtant avec le polar, Great Jones Street a le côté figé d’une pièce de théâtre à décor unique et la difficulté parfois cauchemardesque d’un mur d’escalade sans prises. Et pourtant, le style DeLillo, virtuose de densité et profondément énigmatique, sait nous raccrocher au moment où l’on sombre, sans jamais céder à la facilité de la dilution. Le dernier chapitre du livre, sublime vision en accéléré de la marche de Bucky sous la pluie, tient à lui seul lieu d’observatoire de la fulgurance poétique de l’auteur. Don DeLillo avoue concevoir un roman comme un challenge, à l’écriture comme à la lecture: s’il faut s’accrocher lors de l’ascension, le panorama en vaut décidément la peine.

YSALINE PARISIS

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