MARC-ANTOINE MATHIEU REVIENT AVEC UN LIVRE SANS NOM, SANS PAROLES ET SANS ISSUE, INTIMEMENT LIÉ À UNE EXPO ENCORE VISIBLE À BRUXELLES. UNE INVITATION À L’ERRANCE, ET COMME TOUJOURS, À L’EXPÉRIMENTATION.

Le livre, qui n’en est pas vraiment un, n’a pas de titre non plus. On l’appelle (S.E.N.S), mais sur la couverture de cet objet graphique, et narratif, il n’y a qu’une flèche, noire sur fond blanc, et une case simple, d’un homme en pardessus et chapeau regardant l’horizon. Il nous rappelle évidemment quelqu’un, Julius Corentin Acquefacques, qui se lit « Kafka » à l’envers et dont Mathieu a déjà conçu, c’est le terme, six albums. Mais ce n’est pas lui. « Son grand frère philosophique peut-être, son cousin, son beau-frère… Je ne sais pas. Je peux simplement dire que je le voulais « autre », je ne voulais pas qu’on voit son regard, qu’on puisse essayer de s’y identifier. Julius est lui aussi un personnage sans psychologie, un objet de transfert, vide, mais qui permet de se projeter. Cet individu ne compte pas mais il est très important. Important comme « tuyau » mais tellement insignifiant qu’il en devient universel. » Un homme sans nom, sans visage mais à chapeau, et qui sans un mot non plus, va suivre la flèche, et son lecteur avec lui. Et ainsi entrer dans un voyage en noir, gris et blanc, fait de 256 cases -une par page-, uniquement constituées de flèches, de silence, de désert, d’absurde et d’infini. Avec, comme souvent chez Mathieu, un goût prononcé pour la géométrie et les perspectives, et une page encore plus hors norme et hors format que les autres -cette fois, une page qui se déplie pour en constituer une grande, d’un blanc immaculé à peine noirci par un regroupement de quelques flèches minuscules.

Ce livre-objet, déjà expérimental, semble pourtant presque incomplet sans l’expérience de l’exposition qui lui a donné naissance. Les cases, cette fois, sont accrochées au mur, et là aussi, invitent à l’errance, à la contemplation et à la quête de sens, regroupées par séquences, se baladant sur les murs et les trois étages de la galerie Huberty-Breyne, au Sablon. Le visiteur suit les flèches, ou pas, et découvre un Mathieu qu’on croit cette fois très éloigné de la bande dessinée: pendant le voyage, on croise quelques superbes grands formats, on voit un montage vidéo, on ressent un souffle de vent et on est surpris, ou pas, par les formidables sculptures en bronze de l’artiste. Une fois de plus, et bien que condamné à l’originalité depuis ses débuts, il y a plus de 20 ans, Marc-Antoine Mathieu étonne encore en explorant tous les possibles de la littérature graphique.

Impro jazz

« Tout a commencé par une proposition de la galerie Huberty me demandant d’y présenter mes dessins, nous a expliqué l’auteur, en plein montage de son exposition bruxelloise, au lendemain d’une première expo à Paris. Mais je suis plus un narrateur qu’un réel dessinateur. J’ai donc choisi de dire non, mais le projet est resté dans la tête et a fini par rencontrer une autre idée qui a regermé: l’envie de faire un récit en écriture automatique, une sorte d’errance dans le désert sur le mode du jazz, de l’improvisation, avec toujours un seul et même format de dessin. Et voilà: l’exposition se double aujourd’hui d’une bande dessinée, qui est à la fois un album et un catalogue d’exposition. » Et de conclure tel Beckett ou Borges, ses évidents maîtres à créer: « C’est rigolo. » Mais ce livre-objet, indissociable de cet expo, tient-il encore de la BD? « Nous sommes à la limite de la BD. Au seuil ou à la lisière, je ne sais pas, mais c’est encore de la BD, soit une suite de dessins qui racontent quelque chose. Une bande dessinée certes muette, qui dépeint du vide et se remplit avec du plein un peu vain. Mais c’est de la littérature graphique, des dessins qui invitent le regard à une rêverie, à une errance méditative. » Et qui exploite aussi chacun de ses médias avec plus de subtilité encore qu’il n’y paraît: dans le livre, Mathieu joue avec les dégradés de gris, mais impose dans l’expo un noir et blanc plus sec. « La vision, donc le voyage, ne sont pas les mêmes sur une image en noir ou en gris. Ce n’est pas le même jeu; dans le livre, je guide le lecteur dans la lumière, j’amène une douceur, un accompagnement, un climat. Ici, dans une exposition, l’esthétique doit être très forte, plus graphique, plastique. Les lectures sont différentes, c’est ce qui les rend passionnantes.  »

Quête de sens

Si l’écriture est jazz, les obsessions, elles, restent récurrentes chez Marc-Antoine Mathieu: ce goût de l’horizon, du noir et blanc épuré, des différences de perspectives et d’un humour omniprésent mais désespéré. Cette attirance pour la recherche à la fois formelle et philosophique et cette fascination du vide, ou du silence, jamais angoissante -« Ce n’est pas le vide en tant qu’abysse, plutôt comme un silence en musique. Une respiration. Et des images de ce livre ressemblent parfois à d’autres, c’est vrai. Les mêmes images. Mais je ne suis jamais vraiment étonné de voir qu’on se répète: je suis condamné comme tous à défricher d’autres territoires pour me rendre compte que j’y ai déjà mis les pieds. » Et comme déjà dit, se sent-il aussi condamné à l’originalité? « C’est mon lot (rires). Mais il faut avoir une limite, un peu de pression, sans ça ce serait trop simple. Au risque de décevoir les fans, le prochain livre ne sera pas si original que ça, juste une histoire que j’ai envie de raconter! Mais c’est vrai, ce sont les « limites » de la BD qui m’intéressent surtout. Les territoires vierges sont toujours plus intéressants. Or la BD est un médium dit pauvre, dans le bon sens du terme: il ne nécessite pas de grands moyens, il n’y a pas d’énormes enjeux économiques, on peut y être totalement libre: les producteurs ne serrent pas les fesses à la première idée nouvelle. Une gomme, un crayon, de l’encre de chine… ça ne coûte en réalité que du temps. La bande dessinée a toujours été exploratrice, elle l’est simplement devenue encore plus aujourd’hui. »

(S.E.N.S), DE MARC-ANTOINE MATHIEU, ÉDITIONS DELCOURT, 256 PAGES.

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EXPOSITION À LA GALERIE HUBERTY-BREYNE JUSQU’AU 4 JANVIER 2015. RUE BODENBROCK, 81 (GRAND SABLON) 1000 BRUXELLES.

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RENCONTRE Olivier Van Vaerenbergh

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