Empereur de l’ombre
Méconnu hors du Japon, le discret et tourmenté Yoshiharu Tsuge, 82 ans, est pourtant un nom majeur du neuvième art mondial, qui a déchiré les codes et inauguré des genres. Plongée dans l’encre sombre d’un révolutionnaire malgré lui.
Peut-être n’avez-vous jamais entendu parler de lui. Et c’est normal: Yoshiharu Tsuge a cessé de dessiner en juin 1987, date de parution d’un récit qui relate sa tentative de suicide deux décennies plus tôt. Un indice déterminant quant au caractère torturé de cet orphelin de père qui, né en 1937 à Tokyo, quitte l’école à treize ans pour travailler à l’usine, avant de se lancer dans la BD en autodidacte. Moins par vocation que comme conséquence de sa timidité maladive, trouvant sans doute là un moyen d’exercer une activité solitaire. En cette époque d’après-guerre, le manga s’épanouit dans les librairies de prêt, qui louent des livres au papier de basse qualité. Tsuge va officier dans ce milieu, jusqu’à ce que le modèle périclite -le Japon se redresse et le peuple peut désormais acheter des revues- et que l’auteur sombre dans une grave précarité doublée d’une dépression. Tsuge, dont l’art n’a encore rien révolutionné, aurait pu tomber dans l’oubli si le magazine Garo ne l’avait pas invité en 1965. L’artiste, qui a développé une exaspération vis-à-vis des codes du manga (alors soumis à l’injonction de divertir), se met à expérimenter: fins abruptes, récits cryptiques, éléments autobiographiques… Dans Garo, il brisera les logiques narratives autant qu’il inaugurera l’autofiction et le carnet de voyage en BD.
Bien que ses innovations suscitent d’abord le rejet de ses pairs, les avant-gardes artistiques finissent par le repérer. Et la planète manga bascule. En 1967, la première revue de critique de bande dessinée, Mangashugi, naît en réaction au travail de Tsuge. L’année suivante, la nouvelle La Vis achève de « starifier » Tsuge auprès de l’intelligentsia: le manga est désormais accepté comme une forme d’art, affranchie du carcan du divertissement, et Garo devient le bastion de l’avant-gardisme. L’angoissé chronique, lui, vit mal ce coup de projecteur et disparaît brièvement de la circulation: ce sera sa première évaporation. Plus tard, il tentera même de se reconvertir en bouquiniste ou en marchand d’appareils photo, avant d’être contraint de revenir une dernière fois au manga. Si Tsuge a « disparu », reclus depuis trois décennies, il est resté une légende au Japon et, encore aujourd’hui, on retrouve son influence chez un Inio Asano. L’année 2020 permettra de découvrir une exposition événement à son sujet, à Angoulême, et la suite de l’anthologie en sept tomes que lui dédie Cornélius depuis l’an dernier. Émotions garanties.
Rejet
Pourquoi le héros du Marais (février 1966) étrangle-t-il la jeune fille qui l’héberge cette nuit-là, pris d’une pulsion, sous les yeux menaçants d’un serpent? Tsuge suggère la réponse mais ne l’explique pas, tout comme il laisse interpréter le fait que le reptile, le lendemain matin, se soit échappé de sa cage. Première rupture de l’auteur avec les règles narratives en vigueur, la nouvelle Le Marais joue avec le hors-champ et se clôt sur une fin abrupte. Déroutés, les confrères de Tsuge, comme Yoshihiro Tatsumi (Rien ne fera venir le jour), jugent son travail malsain et abscons, tandis que les lecteurs se plaignent. Ce qui conduira bientôt le mangaka, abattu, à ne dessiner aucune nouvelle histoire durant près d’un an. Il deviendra alors l’assistant de Shigeru Mizuki (Kitaro le repoussant).
Renaissance
En 1967, Tsuge reprend du service dans Garo, armé d’un nouveau style graphique qui allie décors fouillés et personnages aux lignes rebondies, dans l’esprit de Mizuki. La Salamandre (mai 1967, à gauche), qui démontre ce trait, inaugure aussi l’utilisation du monologue chez l’auteur, non sans humour -très- noir. Dans Paysage de bord de mer (septembre 1967, à droite), Tsuge prend le contre-pied des romances simplettes que lui commandaient autrefois les librairies de prêt, et met en scène une relation mélancolique, ambiguë, où le littoral pluvieux reflète l’intériorité des personnages, parfois réduits à d’inquiétantes silhouettes noires. Peu après, Les Fleurs rouges (octobre 1967), récit-titre du recueil, inaugure une série de récits de voyage plus ou moins autofictionnels, où les avatars de l’auteur semblent fuir la modernité galopante.
Révolution
La planche d’ouverture de La Vis (juin 1968, à droite) est l’une des images les plus célèbres de l’Histoire du manga. Elle inaugure un récit étouffant qui semble suivre la logique désaxée d’un songe obscur, où Tsuge fait preuve d’une liberté tout à fait inédite: bulles sans textes, graphisme fluctuant, tenants et aboutissants énigmatiques… Une pièce majeure, très étudiée dans son pays, de la culture d’avant-garde nippone des années 60, dont le cinéaste Teruo Ishii a livré une version filmique hallucinée en 1998. Le Patron du Yanagiya (février 1970, à gauche), dernière histoire de l’auteur pour Garo, surprend par sa représentation crue du désir sexuel et d’un corps féminin non-idéalisé, à l’inverse des habitudes du manga de l’époque. Après cela, Tsuge quittera temporairement le métier et voyagera pendant près de deux ans.
Crépuscule
Après Garo, Tsuge quitte et reprend le manga à plusieurs reprises (une période partiellement indisponible en français pour l’instant), non sans bouleverser à nouveau son graphisme, mais ne dessine que lorsqu’il en a besoin financièrement. La dernière partie de sa carrière se concentre sur l’introspection. Dans le déchirant Le Marchand de pierres (juin 1985, à gauche), il introduit ce protagoniste moustachu qui réapparaîtra dans toutes les histoires du recueil L’Homme sans talent, sorte de double autofictionnel que l’on voit, déjà, commettre une tentative de suicide dans Le Maître des oiseaux (décembre 1985), avant la fameuse nouvelle de juin 1987 qui marquera la retraite de Tsuge. C’est avec L’Homme sans talent que le public francophone découvre l’auteur, en 2003 -un volume resté longtemps indisponible et réédité par Atrabile en 2018.
Le Marais (oeuvres 1965-1966)
Les Fleurs rouges (oeuvres 1967-1968)
La Vis (oeuvres 1968-1972)
L’Homme sans talent
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici