Els Dietvorst

En marge du marché de l’art, l’œuvre d’Els Dietvorst dépasse les questions liées à l’ego de l’artiste. © FLOR MAESEN

Lauréate du BelgianArtPrize 2021, Els Dietvorst a les honneurs de deux expositions à Bruxelles. Dans la foulée de Joseph Beuys, son œuvre rivée à la vie réelle dépasse les apories de l’art rétinien.

À la sortie du premier volet de l’exposition This Is What You Came for, celui que l’on peut découvrir à Bozar, une petite vidéo montre Els Dietvorst (Kapellen, 1964) en train de collecter méticuleusement du bois flotté sur la grève. L’image est la métaphore parfaite d’un travail artistique consistant à “ mettre en valeur ce que nous considérons habituellement comme différent, indésirable ou inférieur”. En cela, l’Anversoise s’apparente avant tout à une glaneuse sans cesse à l’affût de ce que les forces systémiques, aveuglément et mécaniquement centrifuges, rejettent en périphérie. Ces bois flottés, la plasticienne les transforme en des sortes de totems évoquant des arbres morts, symboles d’une nature éreintée par l’anthropocène. Depuis plus de deux ans, Dietvorst collecte également des galets blancs. Elle les dispose au-dessus d’une pierre noire, sorte de cairns dont elle a entrepris l’érection en série au début de la pandémie. Sur un cartel, elle détaille: “ De loin, les pierres blanches sur le rocher ressemblent à de petites lumières.” Des sortes de phares dans la nuit de nos destins? Il n’est pas interdit d’envisager toute son approche ayant la condition humaine pour horizon à la lueur de ce symbole, elle qui entend endosser un rôle social actif en plus de nous aider à affronter nos peurs.

À une époque où chacun se forge une opinion seul dans son coin, dont les algorithmes travaillent d’ailleurs activement à laisser penser que c’est l’unique possible, la gagnante du BelgianArtPrize 2021 ambitionne de s’en prendre aux contours de la réalité dans laquelle nous évoluons. Dessiller les yeux pour créer du lien, mettre au jour “ un trait d’union dynamique”, tel est son projet. Le parcours assez muséal déroulé à Bozar fournit une autre illustration de cet engagement unificateur: la projection sur grand écran d’un documentaire tourné caméra sur l’épaule et diffusé en boucle. On y voit l’intéressée arpenter les zones périurbaines bruxelloises en compagnie d’ACM, un sans-abri camerounais tentant de survivre à la faveur de très poétiques cabanons que tout s’emploie à broyer. Aussi petits que soient les interstices qu’il cherche à investir, ils sont immanquablement rasés, sorte de TINA (There is no alternative) enfoncé à coups de marteau piqueur. Préférant l’émerveillement à la dénonciation, Els Dietvorst, personnalité manifestement empathique, montre le génie et l’incroyable résilience de l’exilé, nous sensibilisant par-delà nos modèles établis à “ d’autres manières de voir et de vivre”.

Ego rétro

Si elle est artistiquement active depuis 1990, Els Dietvorst a œuvré dans l’ombre pendant une vingtaine d’années. En cause, une pratique tenue volontairement loin des circuits institutionnels et commerciaux. Qu’elle ne fasse rien comme les autres est une évidence. En la matière, l’année 2010 marque un véritable tournant dans sa carrière. “ Par amour”, elle choisit de s’installer en Irlande, quelque part au cœur d’une lande désertique. Sur place, elle n’a d’autre choix pour survivre que de s’improviser fermière. Pendant dix ans, elle se rapproche de la nature, vivant au rythme des saisons et des jours. L’expérience est puissante, qui lui fait côtoyer la mort, notamment celle des animaux dont elle s’occupe -ceux-ci ressurgissent, empaillés, dans l’une des salles à Bozar. Els Dietvorst n’en sort pas indemne. Pour preuve, la seconde exposition, celle de la Centrale for contemporary art, est totalement imprégnée de cette métamorphose. “ Cette proposition immersive marque une rupture pour Els, explique la directrice artistique Carine Fol. Elle m’a confié qu’elle ne travaillera plus jamais autrement.”

De fait, celle qui a eu une importante rétrospective il y a deux ans au M HKA a décidé d’en finir avec la question de l’ego. Pour s’en convaincre, il suffit de jeter un œil sur la très explicite affiche du double événement bruxellois. Que lit-on? “ The Barra Movement (ft. Els Dietvorst)”. La relégation entre parenthèses du patronyme en dit long sur la volonté de présenter une démarche collaborative au sein de laquelle l’artiste ne se perçoit que comme “catalyseur”. The Barra Movement doit se comprendre comme un collectif dont la composition est appelée à évoluer, soit un véritable foyer créatif qui se nourrit du dialogue entre une dizaine de personnalités différentes croisées au hasard de l’art et de la vie. “ Lors du montage qui a pris cinq semaines, chaque matin, l’artiste réunissait l’équipe pour procéder à un rituel qui consistait à se passer le feu. Le groupe a également donné son sang pour servir de matière première à des œuvres peintes”, précise Carine Fol. Le bois et la pierre, comme on l’a lu plus haut, émaillent le parcours… Mais il est également question de sang et de cire. Impossible de ne pas penser à Joseph Beuys face à cette fascination pour la substance. Tout comme le plasticien allemand, Dietvorst vise à dépasser le rétinien -l’œuvre qui ne s’adresse qu’au regard- pour lui préférer certaines matières entendues comme résultantes d’un processus nouant l’homme au cosmos. “ Comme Beuys, Dietvorst croit à la “Soziale Skulptur”, cette idée que la société entière est une sculpture et que la création artistique doit servir à favoriser l’interaction entre des groupes de personnes”, ajoute Carine Fol. Le tout au prix d’un difficile équilibre pour “ créer une part de magie” sans tomber dans la fétichisation de l’œuvre d’art. En toute logique, cette dernière, Dietvorst la veut “imparfaite”, concrétisation momentanée d’un cheminement d’un point A à un point B.

This Is What You Came for, à Bozar (jusqu’au 21/07) et à la Centrale for contemporary art (jusqu’au 02/10), bruxelles.

7

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content