Vertige de Liège
Dans son livre Blues pour trois tombes et un fantôme, Philippe Marczewski déambule dans une Liège qui, entre stigmates miniers et rêve permanent de renaissance, se pare de jazz et de mythes. Et si nous mettions nos pas dans les siens…
Pendant plus de quinze ans, Philippe Marczewski a officié à la librairie Livre aux trésors, à Liège. Tiraillé par l’envie d’écrire et lassé par la charge que représente la gestion d’un commerce, le voilà qui décide de se colleter de nouveau à la page. L’équipe d’Inculte (dont Jérôme Schmidt et Jérôme Dayre) – avec qui il a sympathisé et qui connaît son ADN de lecteur – le met alors au défi. Ce roman auquel il travaille, pourrait-il être prêt pour le 30 avril 2019 (quelques mois plus tard)? Dans ce cas, ils le publieront à la rentrée littéraire. Le texte Du sud au nord, une ornière (lire par après), envoyé pour la relance d’Inculte (revue de littérature et de philosophie créée en 2004 et en stand-by depuis 2011) fait changer leur fusil d’épaule aux éditeurs: c’est sur cette portion que s’appuiera l’auteur pour leur livrer un texte plus complet.
Ce qui se met alors en place comme processus littéraire et constitue l’essence de Blues pour trois tombes et un fantôme (1) ne se veut aucunement un guide de Liège, comme nous l’explique Philippe Marczewski: « Mon auteur fétiche est Henri Calet, et une partie de son oeuvre est constituée par des marches dans des quartiers méconnus de Paris. Il raconte ça à la première personne et c’est sa présence en mouvement qui provoque certains événements, qui constitue l’ossature. L’intérêt chez lui est de comparer le Paris qu’il voit et celui qu’il a intériorisé dans ses souvenirs. Tous les livres que j’aime sur les villes adoptent un point de vue personnel. » On est donc loin ici de tout régionalisme ou folklorisme déguisés. Le « je » assumé dans la narration a une fonction: celle de rappeler que la ville pourrait exister en mots d’autant de manières qu’il y a de gens qui l’observent. L’auteur précise: « Pour moi le vrai sujet du livre, c’est la mélancolie qu’engendre la ville. Ce qui est particulier à Liège, c’est l’amplitude entre la vénération des habitants et leur détestation. »
Parmi les autres fragments constitués tant par des données glanées aux archives pour étayer les découvertes in situ que par des sensations apparues en cours de promenades, Chambre noire avec vue nous semblait occuper une place particulière. D’abord, parce qu’elle donne à lire la relation de l’écrivain à l’image, entre l’intérêt, le questionnement et la tension. Ensuite, parce que c’est dans cette partie de Blues pour trois tombes et un fantôme, dans son quartier d’Angleur entre l’Ourthe et son canal, que surgit Dominique Houcmant, alias Goldo.
Quiconque a un jour assisté à un concert au Reflektor, ou terminé une nuit dans les ruelles du centre, a sans doute pu croiser l’appareil photo de ce barbu, « gardien de milliers de visages […] greffier de milliers de fêtes […] ». Une balise locale qui, année après année, assemble le panorama d’un certain milieu socioculturel, sans poudre aux yeux ni volonté autre que donner à voir des humains au coeur de la cité. Ces réguliers qui transitent du KulturA au Carnaval du nord de Saint-Léonard ou de l’Enterrement de Matî l’Ohê en Outremeuse à la Casa Ponton se sentent faire partie d’un ensemble et en tirent une joie, comme le confirme l’ancien libraire: « Il y a des gens que je connaissais sur les images de Goldo avant même de les rencontrer. Je leur ai parlé parce qu’on fait partie d’un drôle d’album de famille, très souvent en noir et blanc. Grâce à ses photos, on se voit mutuellement vieillir, on garde des traces de chacun. »
Compte tenu de cette sensation de familiarité que ressent l’auteur à l’égard des images de Liège capturées par Goldo, il semblait judicieux de faire cheminer ces deux-là ensemble une fois de plus pour vous donner à voir le grain et la tonalité du livre. En cinq vues commentées, voici donc une ville grandiose et pathétique, qui laisse à nu ses lézardes. Qui se coltine une histoire en contrastes où l’on résiste autant que l’on est tête de bois. Une ville où l’on se rêve méridional et où on enfouit les cathédrales sous le béton. Une ville où slalome la Meuse et où marchèrent Georges Simenon ou Eugène Savitzkaya. Voici donc une Liège que chacun a des raisons d’aimer autant que de détester.
Du sud au nord, une ornière
Ces moments de marche avaient parfois un cadre, une forme de protocole pouvant être fixée chez les auteurs férus de psychogéographie (« réappropriation de l’espace urbain par l’imaginaire », par exemple Iain Sinclair dans London Orbital): « Je souhaitais faire une représentation de l’extrême sud à l’extrême nord de la ville, pour aborder le mythe de Liège comme ville méridionale. Mon but était vraiment de cheminer en ligne droite, sur l’axe parallèle à la Meuse. L’itinéraire compte pas loin de 30 kilomètres. La première partie du trajet (entre Chokier et Liège), c’est là où j’ai grandi, c’était important d’avoir quelqu’un avec qui discuter pour gagner une altérité de regard, mais aussi tester la narration du livre. Pour toute la partie nord, de Liège vers les Hauts-Sarts, ça ne faisait pas partie de mon vécu. L’image de Goldo a été prise à Chokier, au bout sud. La colline vient presque au bord du fleuve. La route continue, il y a une ou deux maisons mais la ville ne peut pas aller plus loin: il n’y a plus de place. »
La Montagne de Bueren
Dans le chapitre Sur le dos de Kukulcán, le Liégeois, comme à dos de serpent, montre au lecteur combien la ville peut provoquer une sensation de montagnes russes et voilà soudain le lexique qui se déploie: « Ici les escaliers peuvent s’appeler rue, thier, degré, chemin, escaliers, montagne: comment s’y ennuyer? » Les voici, avec Goldo, sur les 374 marches de Bueren, où Philippe Marczewski a résidé jeune homme. S’ils croisent au passage une amie peintre à qui ils donnent un coup de main, elle est loin d’être la seule dans la pente: « Quand nous sommes descendus, nous avons croisé deux types avec une Go-Pro. « VTT + Montagne de Bueren » est devenu une recherche courante sur YouTube. C’est devenu un lieu étrange, modifié par le tourisme. »
Tombe ovale au cimetière de la Diguette
Philippe Marczewski nous assure bien qu’il n’a pas d’affection particulière pour les cimetières malgré la présence de trois d’entre eux dans le livre, tous anciens. Il y a celui Robermont où il a cherché ardemment mais sans succès la sépulture du musicien de jazz René Thomas. C’est l’une des trois tombes du titre, avec celle de Jacques Pelzer « pivot et vrai personnage romanesque » et celle de Bobby Jaspar, identifiable assez facilement, sa famille étant bourgeoise. Le fantôme, c’est Chet Baker, icône absolue et familier de Liège pendant vingt-huit ans, jusqu’à sa mort en 1988. On trouve ensuite le cimetière de Flémalle que l’auteur traverse par hasard: c’est la première fois qu’il le voit malgré sa familiarité avec la zone. Enfin, celui la Diguette où l’emmène Goldo et où a été prise l’image ci-dessus. Aucun des deux hommes ne sait à qui appartient la tombe et à quoi correspond cette forme ovale. Philippe Marczewski renchérit: « Il y a ici plein de symboles qu’on n’utilise plus dans les cimetières récents: la colonne brisée (une mort jeune), l’ancre (un marin) ou les mains qui se rejoignent. S’il s’agit d’une main féminine et d’une masculine, c’est la persistance du couple par-delà la mort. »
Café Central 5
Philippe Marczewski est de ceux qui aiment être traversés par ces je-ne-sais-quoi dans les lieux de sociabilité où chacun dépose un peu de soi: « Les cafés périphériques sont des lieux où pêcher une langue et une façon d’être qu’on ne trouve nulle part ailleurs. C’est la seule occasion de croiser ces gens: on ne pourrait pas entrer chez eux. » Quand on évoque un truculent passage sur l’usage des minga ti, l’écrivain rappelle sa chance: « Une des grandes qualités d’Inculte, toute parisienne que soit la maison, c’est qu’ils ne m’ont fait aucune remarque sur mes particularités belges. La numérotation a été conservée, on ne m’a pas fait lisser ma langue, même les termes en wallon liégeois. C’est presque moi qui leur posais la question: puis-je ou non conserver tel ou tel mot? »
Même la forêt rouille – Au pied du bois Saint-Jean à Renory
Ici, la nature a repris ses droits. Philippe Marczewski confie que c’est un des premiers lieux qu’il avait en tête lorsque son projet littéraire a changé de direction: « Je voulais voir ce lieu, sans savoir au départ ce que je pourrais raconter. Il y avait toutefois, ce souvenir d’enfance: on trouvait de la rouille (et des dépôts chimiques) au sol dans les quelques bois à l’arrière de l’usine. La formule était là. Je me suis ensuite rendu compte que Renory avait été le siège d’une des premières batailles, très meurtrière, avec les Allemands. Il y a juste une petite plaque oubliée qui l’indique. Dans ce lieu, y a quelque chose de fantomatique et mystérieux, à la fois majestueux mais peuplé de morts. »
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