L’illustratrice et tatoueuse La Rata: “Une femme est toujours punie quand elle met en avant sa sexualité”

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Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

De Beyoncé à Taylor Swift, en passant par Lana Del Rey, Billie Eilish, Cardi B, Charli XCX ou Rihanna, la musique populaire des années 2020 est aux mains des femmes. Dans Give It to Me, l’illustratrice/tatoueuse espagnole La Rata reprend le fil de cette histoire.

Une prise de pouvoir, après des décennies durant lesquelles le récit pop a été quasi uniquement raconté du point de vue masculin. La Rata a décidé de jetter “un regard lesbien et prolétaire” sur toutes ces icônes féminines qui ont “augmenté notre réalité”.

La musique populaire la plus importante du XXe siècle –le rock– a été dominée par des artistes masculins. Vous écrivez même, en parlant des années soixante et de Janis Joplin, que pour intégrer la “coupole des dieux du Rock sans être un homme blanc cis hétérosexuel”, il faut avoir essayé si fort que, parfois, on en meurt…

Dans ce moment précis de l’histoire, c’est assez flagrant. Le constat vaut d’ailleurs aussi pour les personnes non blanches. Pour moi, il y a par exemple une relation directe entre les morts précoces de Janis Joplin et Jimi Hendrix (tous les deux décédés en 1970, à quelques semaines d’écart, NDLR)… Dans le cas de la première, même si on reconnaît son talent, il y a aussi cette idée qu’elle n’était pas capable de le gérer. Qu’elle ne pouvait pas accepter le succès sinon en s’autodétruisant, et en finissant camée dans une chambre d’hôtel. En cela, elle est systématiquement présentée comme une victime. Pendant ce temps-là, on ne parle jamais beaucoup de sa sexualité, de ce que cela pouvait représenter pour elle. Dans la plupart des évocations, cette dimension est évacuée. Janis Joplin expliquait pourtant souvent qu’être sur scène revenait à « baiser avec tout le public ». Si on regarde ses lives, ou qu’on écoute ses interviews, c’est très clair: elle chante avec sa « chatte ».

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La Rata © SMITH / Flammarion

Comment l’expliquer? Le rock a pourtant accompagné la contre-culture et la révolution sexuelle.

Je ne dis pas le contraire. Un événement comme Woodstock, par exemple, a eu un gros impact. Mais si vous regardez les images de l’époque, il faut bien constater aussi qu’il n’y avait pas trop de place pour les personnes non blanches, ni pour les femmes. Et cela a perduré pendant longtemps. La première fois que j’ai réalisé que le rock prolongeait à sa manière la domination masculine, c’était avec Courtney Love. Quand Kurt Cobain est mort, j’ai vu toute une partie de la presse et de l’opinion publique lui tomber dessus. En l’accusant quasi d’avoir tué son mari. On était pourtant dans les années nonante, et dans un mouvement grunge qui était censé être accueillant pour les femmes. Kurt avait compris le féminisme. On pouvait penser que ses fans étaient aussi éveillés sur ces questions. Mais c’était loin d’être le cas…

Au rock a succédé le rap comme genre dominant. Et pareillement sexiste?

C’est intéressant de faire le parallèle entre ces deux genres musicaux. Dès le départ, il y a eu des femmes dans le rap. Qu’elles soient devenues plus tard des têtes d’affiche ou qu’elles aient disparu est une autre question. Mais elles ont toujours été présentes. Et bien souvent, avec des gars à côté pour les produire ou les pousser. Parce que le rap est un truc de groupe. C’est quelque chose que vous faites ensemble, en bande. Si vous prenez le rock, c’est moins le cas. À l’exception des Rolling Stones qui ont emmené Tina Turner avec eux en tournée, je ne trouve pas beaucoup d’exemple de formations qui utilisent leur notoriété ou leur visibilité pour faire de la place à une femme.

Tina Turner, précisément, est l’une des figures centrales du livre…

C’est ma préférée, depuis toute petite. Je me souviens très bien de son concert à Barcelone en 90, diffusé en direct à la télé espagnole. Rien que la manière dont elle descendait les escaliers en dansant était totalement renversante. Comme Janis, elle m’a longtemps obsédée. Et comme elle d’ailleurs, on l’a souvent présentée sous l’angle de la victime (des violences de son ex-mari Ike, NDLR). C’est récurrent. Voilà une artiste qui réussit son come-back de manière flamboyante, qui se réinvente totalement, en éclatant tous les records, enchaînant les tubes. Et malgré cela, on continue à entretenir l’image de la survivante. Quitte à aplatir toute la puissance de sa voix, sa façon d’habiter la scène, sa force physique et érotique.

Une afro-féministe comme Bell Hooks critiquait justement cette sexualisation. C’est une question qui revient régulièrement dans la pop: en jouant de son corps, l’artiste reprend-elle le contrôle ou entretient-elle l’objectivation de la femme?

Que ce soit dans la musique ou dans tout autre milieu, une femme est toujours punie quand elle met en avant sa sexualité. Même quand on l’y oblige pour vendre des disques… Dans le livre, je réponds avec Audre Lorde et Lydia Lunch. Pour cette dernière par exemple, la première chose à faire dans le chemin vers la libération, c’est récupérer notre plaisir. C’est ce que le récit hégémonique a volé en premier: on réussit à vendre du dentifrice, des voitures, avec notre corps, notre sexualité. Il faut reprendre la main sur ces représentations. Même si cela coïncide parfois avec les images qui sont utilisées par le commerce. Mais il ne les a pas inventées, il les a juste exploitées et tordues.

Aujourd’hui, les femmes ont pris le contrôle de la pop culture. Qu’est-ce qui a changé?

C’est l’idée des champignons que j’évoque au début du livre: même s’il grandit à l’ombre des arbres, il se reproduit grâce à la dispersion de ses spores. Les femmes ont toujours été là. Mais elles n’ont pas toujours été très visibles parce qu’elles devaient évoluer notamment dans des environnements souvent très masculins et blancs. Comme peut l’être par exemple une salle de concert rock ou punk. Avec le Net, les connexions ont été facilitées. C’est grâce à la mobilisation de ses fans que Britney Spears a pu se libérer de sa tutelle. Quand quelqu’un comme Nicki Minaj tweete, elle se retrouve à chaque fois en top tendances. On a compris que ces artistes nous nourrissent, nous font du bien. Et on les soutient à notre tour. Cela vaut pour Taylor Swift, Billie Eilish, Chappell Roan, etc. On est avec nos artistes, et on les couronne.

Give It to Me!, de La Rata

éditions Flammarion

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