Une douce lueur de malveillance: la théorie du Chaon
De retour après les succès de Parmi les disparus ou Le livre de Jonas, l’Américain Dan Chaon propose avec Une douce lueur de malveillance un thriller sur les sombres caprices de la mémoire.
Finaliste du National Book Award 2001 face à un lauréat de fait très solide (Jonathan Franzen pour Les Corrections), Dan Chaon (1964, Sidney, Nebraska) ne cesse depuis de s’attirer les faveurs de la critique outre-Atlantique, tout particulièrement l’an dernier avec Une douce lueur de malveillance, listé parmi les meilleurs romans de l’année par le New York Times et le Washington Post. De passage à Paris en juin dernier, alors que son roman est en passe d’être adapté en série par HBO et George Mastras, l’un des scénaristes de Breaking Bad, il découvrait en début d’entretien, curieux comme un gamin, l’exemplaire enfin traduit en français de son thriller tordu et efficace, consacré aux angoisses d’un paisible psy du Michigan confronté, du jour au lendemain, au retour sur le devant de la scène d’un passé familial ultraviolent…
Si l’on accepte l’idée que la perception est subjective, on cesse de se chercher des boucs émissaires.
Vous avez commencé par publier des nouvelles, avant de vous lancer dans le roman. En quoi ces deux formats vous conviennent-ils?
J’ai appris par mon éditeur puis mon agent que les lecteurs préfèrent généralement lire des romans. Or, mes héros littéraires étaient des nouvellistes: Raymond Carver, Ray Bradbury, Alice Munro… Cela dit, avec une nouvelle, vous proposez au lecteur de jeter un oeil par la fenêtre, quand un roman vous permet de lui faire visiter la maison entière. De creuser aussi la psychologie, le passé des personnages.
Pourquoi avoir attendu cinq ans entre Surtout rester éveillé et ce nouveau roman?
Le livre abordant frontalement la question du veuvage de mon personnage principal, Dustin Tillman, et ayant moi-même perdu ma femme en 2008, il m’a fallu un peu de temps pour prendre du recul sur ce sujet.
Avant cet événement, la vie de ce psychologue de Cleveland semblait plutôt tranquille. Seule ombre au tableau: le secret semblait régner en maître…
La mort de sa femme est un déclencheur de sa désorientation mentale. Pire, il croyait avoir trouvé une forme de stabilité dans sa petite famille nucléaire, loin des horreurs de son passé, qui lui reviennent aussi quand son frère adoptif, Rusty, sort de prison. L’édifice est fragile, et l’un des sujets principaux est effectivement le mal que peut engendrer le secret, mais plus encore l’absence de communication entre les membres d’une même famille. Si vous fondez une vie en posant un mouchoir sur tout ce qui dysfonctionne, vous vous bâtissez une villa sur du sable. Une activité dans laquelle mes compatriotes sont d’ailleurs passés maîtres.
Comme dans vos autres livres, la question de l’adoption est abordée. Est-ce une manière de vous confronter à votre propre vécu d’enfant adopté?
Souvent, l’adoption consiste pour des femmes pauvres à devoir donner leur bébé à des familles plus riches, comme quand le père de Dustin décide d’adopter un pauvre gamin pour le sauver d’un destin funeste. Or, de manière inconsciente, les gens ne parviennent jamais à oublier totalement la basse extraction dont provient l’enfant, avec, peut-être, un passé criminel susceptible de resurgir comme s’il était inscrit dans son génome.
Le livre aborde aussi pleinement la question de l’élasticité de la mémoire…
La mémoire est malléable, ce qui offre un terrain illimité pour une fiction psychologique. Par la force de la volonté, on peut prétendre qu’un fait avéré n’est pas arrivé, mais il en reste toujours quelque chose. Cela vaut aussi en sens inverse, avec les rumeurs tenaces de rites sataniques qui se diffusèrent en l’absence de toute preuve à la fin du xxe siècle. Je trouve fascinant d’observer ce type de phénomènes: ces fièvres hystériques qui traversent la société.
Mémoire individuelle et mémoire collective, une même malléabilité?
Les sociétés évoluent, changent dans le temps, au point que nos contemporains sont de plus en plus persuadés que nos ancêtres étaient des êtres stupides et crédules, susceptibles de prendre n’importe quel délire pour argent comptant. Je crois pourtant que nos sociétés savent être aussi crédules aujourd’hui qu’autrefois, et s’en remettre au plus simple quand la situation paraît trop complexe.
Pourtant, elles remettent aujourd’hui en cause des méthodes pseudo-scientifiques qui disposaient d’un réel crédit au siècle dernier…
Tout à fait. Dustin lui-même a cru longtemps à l’efficacité de méthodes parapsychologiques comme la réappropriation de soi par l’hypnose. Ces théories déguisées en sciences visaient à créer un confortable sentiment de certitude – la nature humaine déteste l’incertitude, une constante cocasse puisque même l’expérience de notre propre vécu est sujet à permanentes réinterprétations. Or, si l’on accepte l’idée que la perception est subjective, on cesse de se chercher des boucs émissaires.
Est-ce pour cela que vous changez souvent de narrateur, jouez des temporalités et proposez, parfois, sur une même page plusieurs visions différentes d’un même événement?
J’ai toujours été très intéressé par la façon dont différentes personnes peuvent avoir des interprétations contradictoires d’un même événement, ou dont une personne peut relire le même souvenir de manières complètement différentes au fil du temps. C’est un fait: nous sommes tous capables de vivre dans plusieurs dimensions au même moment.
Vous semblez préférer le mystère à sa résolution, au point de laisser nombre de portes ouvertes à la fin du livre. Pourquoi?
Après un roman entier consacré à expliquer que la vérité est toujours manipulable, que vous ne pouvez même pas vous fier à votre mémoire, il m’aurait paru un peu absurde de livrer toutes les clés…
Quel serait, de nos jours, l’équivalent de cette « hystérie satanique » des années 1980 et 1990?
Les fantasmes migratoires, le lien systématiquement dessiné entre immigration et criminalité. Le retour en force des théories complotistes va précisément dans le même sens. La situation actuelle est très inquiétante, car si vous ne croyez plus en une quelconque source d’information reconnue, cela détruit la possibilité d’une expérience partagée, voire d’une démocratie. Trump l’a bien compris, qui règne sur un monde de rumeurs et de mensonges savamment entretenus. L’élection qui l’a mené au pouvoir a été profondément affectée par la prolifération de trolls russes et de rumeurs infondées.
Vous écrivez d’ailleurs en ce moment des nouvelles à ce sujet, non?
J’essaie de traduire la situation politique dans une forme aussi réelle que possible, bien que tout paraisse totalement irréel. Le pire qu’on puisse imaginer dans un livre trouve une illustration encore plus terrifiante dans le monde contemporain.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici