Stefan Liberski, entre admiration et addiction amoureuse
Dans La Cité des femmes, Vita Nova peuplée de fantasmes, le funambule Liberski balance sur le fil de l’admiration et de l’addiction amoureuse. Entretien a cuore aperto.
À 24 ans, le Bruxellois Étienne Kapuscinski se retrouve à Cinecittà en plein tournage de La Cité des femmes. À l’aube des années 80, le magnétisme du réalisateur vire à l’attraction touristique: « Avec la bénédiction papale, un passage sur le plateau de Fellini était à l’époque ce que Rome avait de mieux à offrir. » Ce départ pour l’Italie incarne pour Étienne un arrachement inouï, mais cet écrivain timide et empêtré n’a toujours pas appris à être libre. Plongé dans une liaison tumultueuse avec la tourmentée Lucia, Étienne glisse sur le toboggan infini et vénéneux de l’addiction amoureuse.
Dans un roman savoureux au casting quatre étoiles (Moravia, Antonioni, Duras…), c’est en collectionneur d’épiphanies que Stefan Liberski rassemble les fragments de sa jeunesse romaine, mesure avec tact les empêchements de la psyché, le poids de la légitimité, la valse hésitation des inhibitions induites. Allora? Cosa mi raconti?
En 1979, à l’instar de votre héros Étienne, vous vous exilez en Italie, rencontrez Fellini que vous adorez et suivez le tournage de La Cità delle Donne en tant qu’assistant bénévole. Pourquoi avoir gardé cette histoire en vous si longtemps?
Je n’ai pas l’impression d’avoir décidé. Tout à coup, je me suis mis à écrire cette histoire-là, qui était comme intacte: j’ai un souvenir très précis de ces années-là. Difficile de dire pourquoi on décide de traiter telle ou telle histoire. Je préfère avoir confiance en l’inspiration, en ce qui arrive… Aimer le destin: amor fati. (sourire)
Vous avez cette jolie phrase: « la fiction permet de remettre un peu d’ordre dans le bredouillis de la vie« …
Comme on dit, la vérité ne se nourrit que de fiction. C’est le regard sur Étienne Kapuscinski, le récit que j’en fais. Ce que j’ai vécu moi était beaucoup plus dans l’inconscience, l’opacité, le déroulé des jours. Jusque-là ce sont des bredouillis, la vie s’écoule d’une certaine manière. Une des fonctions de la littérature, c’est de donner un sens à tout ça, tout ce qui est en mille morceaux.
Étienne a du mal à avouer qu’il écrit… C’était votre cas?
C’est encore mon cas. (rires) Je ne sais pas si tout le monde partage ça, mais il y a toujours une impression d’imposture, de ne pas savoir. Oui, je crois que c’est fondamentalement ma nature. Admettre, c’est « se prendre pour »… Ça me semble toujours énorme de se sentir légitime.
La Città delle Donne, vous n’en faites pas mystère, n’est pas un grand Fellini. C’est un film qui se perd mais pas dans le bon sens…
Exactement, qui se perd dans le bavardage. Ce roman est lié à une époque. J’ai l’impression que La Cité des femmes est un peu le procès de Huit et demi, c’est la plaidoirie de la défense. C’est l’aube des années 80, le début de la police de la pensée et même la police surtout de l’arrière-pensée, où on va dire « oui vous faites ça mais, dans le fond vous êtes certainement un affreux machiste »… Il y a des inhibitions induites. Donc on préfère faire des choses qui sont labellisées « bonnes causes avouées ». Ça ne fait que croître, aujourd’hui c’est pratiquement de la démagogie. Sauf exception… Heureusement. Ça crée quelque chose, au sein du roman, que ce soit déceptif. Étienne arrive avec un grand désir, un grand espoir, avec des signes: le destin me prend en main… Et puis c’est déçu, les choses qu’il voit s’accomplir sont aussi décevantes.
Dans le film, Marcello campe un prédateur tandis que le latin lover est en procès… La sortie du livre est rattrapée par une certaine actualité…
Fellini n’était pas Weinstein non plus, du tout, hein! Il entretient un curieux harem où les femmes sont élues, elles sont là, puis il les rejette. C’est d’un autre ordre, mais c’est de la manipulation quand même. C’est un marionnettiste à la base: les acteurs sont de la matière, des formes. Quand il dirige, c’est un réalisateur qui mime la moindre des mimiques, comme s’il les dessinait… Fellini avait rassemblé autour de lui certaines figures du féminisme des années 80, d’autres venaient aimantées… Donc il y a ce regard sur ce féminisme qui a été tellement utile, avec ses contradictions aussi. Toutes ces choses qui reviennent sur le devant de la scène. On marche sur des oeufs: peut-on parler de ça ou ne peut-on plus parler de ça? D’une certaine manière, comme ça se passe dans les années 80, je suis à l’abri du débat contemporain.
Le thème de la métamorphose vous est cher: qui on est et comment le devenir…
Absolument. D’ailleurs, j’écris un nouveau scénario et c’est toujours la même chose, une Vita Nova, une vie nouvelle, mort et renaissance, mais je ne le fais pas exprès. C’est un thème qui chaque fois m’intéresse. Profession: reporter est un film qui m’a bouleversé quand j’étais jeune et je ne savais pas trop pourquoi. C’est quelqu’un qui décide de mourir à soi et de prendre l’identité de quelqu’un: il prend ses papiers et vit sa vie. Il y a quelque chose qui me fascine là-dedans.
Les oeuvres qui nous touchent le plus, on ne les comprend pas tout de suite, voire on ne les comprend jamais…
De manière intuitive, c’est quelque chose que je recherche: quand je vois un film où j’ai l’impression d’avoir tout compris, je l’oublie très vite. Malheureusement, il y a beaucoup de films et de séries comme ça, où ça manque de trous, d’appels, de continuité à réfléchir -ce n’est pas mental, plutôt de l’ordre de l’affectif. Je pense notamment à Paul Thomas Anderson, The Master. Plus je le regardais, plus j’étais ému, plus je voyais ce dont il s’agissait… mais pas jusqu’au bout. C’est un chef-d’oeuvre, parce qu’il continue à vivre. Ce sont les miracles: quand on n’arrive pas à boucler complètement mais que c’est une espèce d’obscurité construite, où l’on n’achève pas une histoire.
La Cité des femmes, de Stefan Liberski, éditions Albin Michel, 304 pages. ****
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