Soraya Rhazel :«Les vixens sont partout, mais leurs noms nulle part»

Banlieusarde, fille d’immigrés algériens, Soraya Rhazel a trouvé une validation dans la culture vixen et le milieu du rap.
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Tenues sexy et poses langoureuses, les vixens ont largement contribué à l’imagerie du rap, sans toujours bénéficier d’une vraie reconnaissance. Qui sont ces « égéries oubliées » d’un genre musical devenu dominant? Réponse avec Soraya Rhazel, qui détaille son parcours de vixen dans un premier livre autobiographique qui n’élude rien.

Soraya Rhazel a un agenda chargé. Un livre à promouvoir, des tournages à organiser, plusieurs plannings à coordonner. Elle prend malgré tout le temps de répondre aux questions, vous en pose aussi, s’intéresse. Depuis une dizaine d’années, Soraya Rhazel est une vixen. Dans le rap, le terme désigne ces danseuses aux tenues légères et à l’attitude sexuellement offensive. Aux Etats-Unis, elles ont acquis une certaine notoriété. En France, c’est plus compliqué. Vous avez pourtant peut-être vu Soraya Rhazel dans des clips de BoobaNekfeu, Vald, etc.

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Devenue aujourd’hui directrice de casting et productrice, elle vient de publier un livre intitulé Vixen. Les égéries oubliées du rap. Elle y raconte les tournages auxquels il faut se rendre «à nos frais, souvent dans des banlieues éloignées, à des heures indues», et, une fois arrivées, «se changer dans un Uber ou sous un porche». «Et c’est parti pour des heures debout, sur des talons aiguilles, à se baisser, se relever, se mettre derrière, devant mais pas trop (une vixen qui dure, c’est une vixen qui fait preuve de discrétion).» Un milieu dur dans lequel elle a aussi découvert une vraie sororité. Et trouvé une validation que cette banlieusarde, fille de réfugiés née en Algérie, n’avait pas toujours obtenue ailleurs.

Aujourd’hui, les vixens sont créditées au générique des concerts de Kaaris et se retrouvent au centre des shows de Shay. Mais cela n’a pas toujours été le cas. Longtemps, elles ont été ignorées. Connues mais peu reconnues, elles ont pourtant largement apporté leur contribution à l’essor du rap de ces dernières années. Et participé à ses clichés misogynes, préciseront certains. Soraya Rhazel n’évite pas la question. Elle y répond en revendiquant sa liberté. Et un féminisme qui défend «la fille qui porte le string autant que celle qui porte le voile» et participe à renverser «les diktats de beauté –décidés par des hommes blancs de 50 ans en conférence de rédaction».

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Comment définir la culture vixen?

C’est intéressant parce que généralement, on commence par me demander ce qu’est une vixen. Votre question est un peu différente. Disons que c’est une culture qui repose fondamentalement sur l’idée de liberté. Et puis aussi sur celle de renversement des standards de la société, en mœurs notamment. A l’égal du rap en fait. C’est un art qui vient interroger, déranger, déstabiliser. Et qui, dans tous les cas, ne laisse pas indifférent.

Dans votre livre, vous faites remonter cette figure jusqu’à des personnalités comme Marilyn Monroe…

Oui, ou Carolina Otero (NDLR: actrice, danseuse, souvent présentée comme l’un des grandes «courtisanes» de la Belle Epoque), Samia Gamal (actrice égyptienne et danseuse orientale, connue notamment pour avoir fait tourner la tête de Fernandel dans Ali Baba et les quarante voleurs, sorti en 1954). Mais on peut aussi remonter à La Grande Odalisque (le célèbre tableau d’Ingres). En général, les musées sont remplis de vixens, de L’Origine du monde de Gustave Courbet aux Femmes d’Alger dans leur appartement de Delacroix. Or, on étudie souvent le peintre qui a réalisé ces tableaux, le courant artistique, l’histoire qu’il raconte… Mais rarement la femme qui est représentée. Que sait-on vraiment de La Jeune Fille à la perle de Vermeer?  Quel est son nom, son prénom? C’est un peu la même chose avec les vixens dans le rap. On est vouées à être des muses. Nos visages sont partout, dans les clips, sur les pochettes des disques d’or etc. Mais nos noms n’apparaissent jamais nulle part. On restera toujours «la meuf de la vidéo». L’idée n’est pas tant de réclamer davantage de lumière que d’obtenir la reconnaissance de notre apport à cette culture rap. A un moment donné, on en a marre d’être juste considérées comme des «putes de clip». On a fait beaucoup trop de sacrifices dans cette industrie pour que notre contribution ne soit ramenée qu’à ça. D’autant que ce manque de légitimation contraste avec une industrie rap qui est devenue incontournable. Alors que le genre est le plus écouté en France, on n’a toujours pas vu d’évolution de notre côté. Par certains aspects, c’est même encore pire qu’avant.

Comment votre trajectoire de vixen a-t-elle démarré?

J’ai d’abord commencé par faire des photos de mode vers 14 ans. J’ai pu constater la fétichisation totale du corps (pré)adolescent. A l’époque, je disais avoir 18 ans, mais personne n’était dupe. J’évoluais aussi dans un milieu du mannequinat au racisme très décomplexé. J’étais à la fois la «beurette», je servais de quota diversité. Et en même temps, on me demandait de lisser mes cheveux, de mettre un fond de teint plus clair… Sur les shootings, j’entendais aussi parfois les filles réagir, après avoir été contactées pour des clips de rappeurs, en mode: «Je ne vais pas aller danser au milieu de rebeus ou des renois», etc. Je sentais tout le mépris dans leur regard. Paradoxalement, ce rejet m’a encouragée. Je pense qu’il y avait aussi une forme de curiosité. Et puis une envie de provoquer, de repousser mes limites. Donc un jour, je suis tombée sur une annonce Facebook, à laquelle j’ai répondu. J’y suis allée, la journée s’est bien passée. J’aurais pu en rester là. Mais sur le tournage, j’ai rencontré pour la première fois une vixen. Solange est devenue une sorte de mentor.

Dans votre livre, vous décrivez votre parcours, au sein d’une scène rap en train d’exploser. Très rapidement, les tournages se multiplient. «Je deviens un personnage de film», écrivez-vous. A quoi ressemble-t-il?

Il prend le relais dans tout ce que je ne suis pas capable de faire dans la vraie vie. Accepter des propositions dans des délais beaucoup trop serrés. Me retrouver seule devant une équipe de production, et négocier les tarifs, les conditions, etc. A la base, je n’ai pas l’étoffe. Mais à partir du moment où j’enfile ma cap de vixen, je peux leur dire que ça va se faire comme ça, et pas comme ça. Composer un personnage est nécessaire pour évoluer dans une industrie faite par des hommes pour des hommes.

Soraya Rhazel est apparue dans plusieurs centaines de clips, dont ceux de Gazo, Vald, Nekfeu, Booba, etc

La figure de la vixen est née aux Etats-Unis. Sa version française est-elle identique?

Ce sont des standards différents. Aux Etats-Unis, la vixen a bénéficié malgré tout d’une reconnaissance, elle a même eu droit à ses propres magazines… Elle est aussi beaucoup plus sexualisée, s’appuie beaucoup plus sur la culture du strip club. Et puis elle reste liée en grande partie à la communauté afro-américaine (NDLR: le terme fait d’ailleurs référence à l’une des premières super-héroïnes noires de DC Comics). Or, le climat social est très différent en France. Il sera davantage question des banlieues, des migrations, de célébrer ses racines tout en s’appropriant son identité française, etc. On a une autre histoire à raconter et à imposer. Médine avait raison quand il disait que «la banlieue influence Paname, Paname influence le monde». Aujourd’hui, vous voyez une superstar anglaise comme Central Cee rapper avec des Français ou des gars à Londres qui utilisent le mot «wesh». Prenez une tendance TikTok comme les vidéos «make up 92i». D’où vient-elle? Quand je me maquillais comme ça en 2016, on me traitait de banlieusarde ou de beurette. La vérité, c’est que ces codes ont souvent été moqués, caricaturés, avant d’être repris désormais partout –de manière plus ou moins tacite. Que ce soit dans les faux cils de ma boulangère ou les ongles de ma banquière, voire dans l’univers des drags, qui les poussent encore plus loin.

La vixen est une figure spectaculaire, tout en restant en arrière-plan. Comment résoudre cette quadrature du cercle?

Une bonne vixen ne cherche pas à être vue dans le clip. Elle est dans la rentabilité: elle va venir, fournir ce qu’on lui demande, pas plus. Et surtout ne pas chercher à éteindre les autres ou se faire remarquer. Aucun rappeur n’a envie d’engager une fille qui est déjà apparue partout ailleurs. Donc il y a aussi une dimension un peu transformiste dans notre métier. Il faut se renouveler ou se réinventer tout le temps, pour réussir à incarner un personnage différent à chaque fois, qui corresponde à la direction artistique de l’artiste.

On reproche souvent aux vixens de participer à l’objectivation du corps féminin. Comment combiner vixen et féminisme?

En faisant le choix de la liberté. Chaque acte de ma vie est militant. Par exemple quand je renonce à un CDI pour poursuivre une carrière de vixen et que, ce faisant, je renonce à être jugée comme une «bonne» meuf. Je sais qu’aux yeux de la société, je ne pourrai jamais être une bonne mère, une fille exemplaire, une épouse comme il faut. Quand bien même, dans les faits, nous sommes des femmes indépendantes, accomplies, qui nous occupons de nos parents, de nos enfants, parfois en cumulant plusieurs jobs, etc. Notre militantisme est là. Dans le fait d’avoir représenté la gent féminine dans sa pluralité, avant même que l’industrie laisse vraiment la parole aux rappeuses. Dans le fait de renoncer à une stabilité ou simplement de plaire aux hommes. C’est important à préciser parce qu’on pense souvent qu’on est là pour servir le patriarcat et le désir masculin. Mais en réalité, en étant jugées comme des «putes» ou des femmes «inmariables», on s’en libère complètement. Quant à l’objectivation du corps des femmes, il ne faut pas inverser la question: elle n’est pas tant dans notre art que dans le regard que les hommes lui portent.

Composer un personnage est nécessaire pour évoluer dans une industrie faite par des hommes pour des hommes.

Vous abordez aussi les questions de violences sexistes et sexuelles dans le secteur. Le livre se termine même par un appel à témoignages et une liste de numéros d’écoute.

Quelque part, pour moi, c’est la page la plus importante du livre. J’ai réussi à la glisser juste avant que le livre ne parte à l’imprimerie. C’était nécessaire pour aller au-delà de mon témoignage et faire avancer les choses. Pour tout dire, quand j’ai commencé à réfléchir à ce bouquin, il y a quatre ans, mon idée était plutôt de documenter notre culture. Mais pendant le confinement, des histoires très violentes ont commencé à remonter. Tout le monde était chez soi, on se parlait beaucoup plus. A partir de là, je ne pouvais pas faire l’impasse sur des récits que je portais aussi moi-même depuis très longtemps. Donc l’idée était d’ouvrir un espace où les victimes puissent parler, en leur montrant qu’elles ne sont pas seules, etc. Je ne communique pas trop dessus, mais depuis la sortie du livre par exemple, deux plaintes ont été déposées. Mais je sais aussi que c’est un combat qui va durer longtemps, bien au-delà de la vie que pourra avoir ce livre. Il concerne d’abord et avant tout leur sécurité. Mais il passe aussi, à nouveau, par une reconnaissance. Tant qu’elles ne seront pas considérées par le métier comme des actrices à part entière du rap, elles subiront toujours les débordements et les dérives.

Le rap est devenu aujourd’hui un genre mainstream. Les vixens ont-elles encore leur place dans ce qu’on appelle parfois la «nouvelle variété» ou doivent-elles se redéfinir?

Je me suis fais également cette réflexion: est-ce que les vixens ne vont pas tout simplement devenir ringardes? Force est de constater que ce n’est pas le cas. De la même manière que les rappeurs ont toujours leurs chaînes en or, leurs grosses voitures, leur bling-bling, etc. Certains codes ne changent pas. En tout cas, on nous appelle toujours autant. Tout simplement parce que tout se passe sur le Net. Les rappeurs n’ont jamais compté sur les passages télé. Ils n’ont donc pas besoin d’enlever des vixens pour que leurs clips soient plus «mainstream». Ils savent qu’ils ne seront de toutes façons pas diffusés.  

Soraya Rhazel, Vixens. Les égéries oubliées du rap, éditions Denoël, 256 p.

La cote de Focus: 4/5

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