Safiya Sinclair: “Je voulais donner un contexte historique plus large de la Jamaïque”
La poétesse jamaïcaine multi-primée Safiya Sinclair raconte son enfance et son adolescence sous l’emprise d’un père rasta dans Dire Babylone. Un récit déchirant où la future autrice doit son salut à la littérature.
Comme elle le décrit avec douleur, force, introspection, abnégation et humilité dans Dire Babylone, Safiya Sinclair est née d’un père qui a épousé le rastafarisme, mouvement spirituel et religieux né dans les années 30 en Jamaïque. Végétarien, le rasta a l’interdiction de se couper les cheveux -les fameuses dreadlocks-, de consommer de l’alcool et du tabac mais fume des quantités astronomiques de ganja pour permettre à son âme de s’élever. S’il est aussi question de rastafarisme dans l’entretien qui va suivre, c’est parce que le vécu de l’autrice remet les pendules à l’heure. À mille lieues de l’image d’Épinal qu’on peut en avoir chez nous lors de concerts de reggae où le public, noyé dans les volutes d’herbe, crie « Jah Rastafari » sans vraiment savoir de quoi il s’agit, le rasta n’est pas aussi cool qu’il n’y paraît.
Haïlé Sélassié est indissociable de l’Histoire du mouvement rasta, qui l’a reconnu comme son messie. Vous commencez votre récit par la visite en Jamaïque de l’empereur d’Éthiopie, le 21 avril 1966, où tous les rastas de l’île envahissent le tarmac de l’aéroport en criant au miracle devant l’apparition de leur dieu. C’était important de commencer Dire Babylone par un rappel historique?
Une des raisons qui m’ont poussée à écrire ce livre, c’est que je voulais donner un contexte historique plus large de la Jamaïque, au-delà de cette espèce d’image de dépliant touristique que les gens en ont. De la même manière que si j’évoque les Marrons, c’est pour rappeler des siècles d’esclavage et de colonialisme que la Jamaïque a subis de la part des Espagnols et des Britanniques. Il était impossible de raconter l’histoire de mon père sans parler aussi d’Haïlé Sélassié et de cette visite très importante pour sa communauté.
Outre votre histoire personnelle, on sent le besoin de tordre le cou aux clichés qui font de la Jamaïque un petit paradis où les touristes viennent écumer les plages, fumer de l’herbe et écouter du reggae. C’était aussi dans votre cahier des charges?
Beaucoup de gens ont une vision stéréotypée et étroite de la Jamaïque sans jamais penser à la vie quotidienne de celles et ceux qui y vivent. Il était crucial d’écrire sur ce sujet et de parler non seulement du colonialisme, mais aussi de l’héritage du colonialisme. Même depuis notre indépendance de la Grande-Bretagne (le 6 août 1962, NDLR), nos plages appartiennent toujours à des étrangers. Plages où les Jamaïcains doivent payer un droit d’entrée. Je pense que la plupart des gens ignorent l’hostilité qui règne envers la communauté LGBTQ+, les brutalités policières et la discrimination à l’égard des homosexuels en Jamaïque.
Sans parler des discriminations envers la communauté rasta…
On a demandé à mon frère de couper ses dreadlocks à l’université. Idem lorsqu’il postulait pour un emploi. Jusqu’à l’été dernier, les jeunes enfants rastas devaient couvrir leurs dreadlocks pour aller à l’école. Il y a eu récemment une grande affaire en Jamaïque où le directeur d’une école a coupé les locks d’une gamine sans en parler à ses parents. C’est de la discrimination pure et simple et c’est pourtant ce qui se passe encore aujourd’hui en Jamaïque.
Dire Babylone tourne beaucoup autour de l’histoire de votre père, musicien frustré fidèle aux préceptes rastas et de la façon dont il vous a maltraitée, jusqu’à vous empêcher de quitter le domicile familial. Est-ce que l’écrire vous a apaisée?
Il m’a fallu du temps et la distance nécessaire par rapport à tout ce qui s’est passé pendant mon enfance et mon adolescence. J’avais besoin de ce temps pour réfléchir à tout ça et déterminer comment je raconterais l’histoire. Et si j’étais prête à la raconter, parce qu’il y a eu des moments où j’ai pensé l’écrire, mais je ne pensais pas être prête. Artistiquement, je l’étais, mais émotionnellement, j’étais loin du compte. Et puis, quand j’ai enfin trouvé un lieu où je me suis sentie en sécurité, j’ai perçu que je pouvais écrire sur mon enfance, mon adolescence, mon père. Je voulais écrire sur lui. Et je voulais le faire d’une manière qui soit nuancée. Je ne voulais pas qu’il soit perçu comme mauvais ou diabolique. Comme je l’ai dit, j’avais besoin de nuances. Mais tout ça m’a pris du temps parce qu’il me fallait être suffisamment en confiance pour le faire convenablement.
Y a-t-il eu un moment déclencheur pour creuser dans votre propre histoire?
Je ne sais pas si j’ai été prête à creuser. Mais je l’ai fait. En vérité, je pense que le sentiment était plutôt de savoir si je pouvais creuser et survivre de l’autre côté. C’est la question que je me posais. Est-ce que je peux me relever du fossé que je viens de creuser? Il fallait d’abord répondre par l’affirmative à cette question. Il y a bien eu un moment, celui que je décris à la fin du livre. Ce moment où je rentre chez moi, en Jamaïque, après avoir été absente pendant très longtemps. Je fais une lecture publique et mon père est là. Après tout ce temps, il me dit: « Ok, je t’écoute, et je t’entends« . C’est à ce moment-là que j’ai senti pour la première fois que je pouvais écrire ce livre. J’ai ressenti cette libération cathartique de tout ce qui s’était passé entre nous. Je me suis dit OK, maintenant je pense que je suis en sécurité, je peux me lancer dans l’écriture. Parce que j’étais prête à lui pardonner et pas le contraire. C’était la première fois qu’il faisait réellement attention à moi et à mon travail. Davantage qu’une femme, une fille, sa fille, il me voyait comme une personne à part entière, une artiste qui a quelque chose à dire.
Fille d’un père rasta et aînée d’une fratrie n’est sans doute pas la position la plus aisée…
Être fille, certainement. Je pense qu’on a beaucoup plus de responsabilités en étant la première et l’aînée. Je me sentais très responsable, c’est vrai. Parce que j’aime tellement mon frère et mes sœurs. Donc, quoi que je traverse, je ne voulais pas qu’ils traversent la même chose. Je me suis donc demandé comment je pouvais changer les choses pour mes sœurs. Comment faire en sorte que ce soit différent pour mon frère et mes deux sœurs? En tant qu’aînée, je voulais essayer d’être un vecteur de changement. Cependant, c’était un double combat, une double guerre, si vous voulez.
Dire Babylone est aussi une lettre d’amour à votre maman, qui, elle non plus, n’a pas eu la vie facile avec votre papa. Vous racontez par exemple que ce dernier l’obligeait à faire chambre à part lorsqu’elle avait ses règles. Comment va-t-elle aujourd’hui?
Maman s’est installée aux États-Unis il y a plusieurs années et ne vit plus avec mon père. Qu’elle soit bénie. Il était important d’exprimer mon amour pour elle et d’écrire ce texte en son hommage. Pour tous les cadeaux et les bonnes choses qu’elle nous a donnés, à moi, à mon frère et mes deux sœurs. Ma mère m’a initiée à la poésie et à l’écriture. Je lui dois tout parce qu’elle s’est sacrifiée. Aujourd’hui, elle va très bien, merci. On se parle tous les jours. Ma deuxième sœur vient d’avoir un bébé, son premier. Et maman est auprès d’elle, aux États-Unis, pour l’épauler. Ceci étant dit, le comportement de mon père n’est pas propre à la Jamaïque ni aux rastas. Nous le constatons dans différents pays, différentes régions, différentes religions et c’est toujours la même histoire. D’une manière ou d’une autre, ces idées patriarcales se manifestent dans les religions et dans une sorte d’extrémisme fondamental qui implique de diminuer et de rabaisser les femmes et les filles.
On peut se poser la question de l’impact de l’écriture de Dire Babylone sur vos prochains poèmes. Vous avez la réponse?
J’aimerais vraiment explorer la façon spécifique dont les rastas parlent. Ils changent constamment les mots et les retournent. Par exemple, ils ne disent pas « comprendre » mais « surcomprendre » et la poétesse qui est en moi est très intriguée par cela. La langue rasta est née d’une idée anticoloniale et anti-impérialiste selon laquelle nous allons briser la langue anglaise et en créer une nouvelle. Je suis curieuse de l’utiliser comme une nouvelle direction donnée à ma propre poésie, de trouver des moyens aussi pour faire éclore une sorte de féminité à partir de cette langue très masculine.
Est-ce que ce long format vous a donné envie de garder cette forme et d’alterner avec la poésie?
Je travaille actuellement sur un roman qui couvrira l’Histoire de la Jamaïque et ce, sur des périodes qui n’ont jamais été écrites. Ça représente 600 ans d’Histoire, avec l’arrivée de Christophe Colomb, le colonialisme et l’esclavage. Il parle de la révolution des années 70 et se termine dans un futur proche, où nous devons faire face à l’apocalypse climatique. Les plages commencent à s’éroder et le niveau de la mer s’élève en Jamaïque. Dans les 50 à 100 prochaines années, des îles comme la nôtre deviendront certainement inhabitables, et nous devrons nous habituer au terme de réfugiés climatiques.
L’Histoire définitive de la Jamaïque?
Oui, oui, c’est bien de cela qu’il s’agit!
Dire Babylone ****
de Safiya Sinclair, éditions Buchet-Chastel, traduit de l’anglais (États-Unis) par Johan-Frédérik Hel Guedj, 528 pages.
On ne fera de toute façon pas mieux que les mots tellement justes de Marlon James pour décrire ce premier roman de sa compatriote Safiya Sinclair: « un récit magnifique, le témoignage d’une artiste libérée de la répression, de l’isolement et de la violence par le pouvoir de la littérature« . De fait, Dire Babylone est tout cela à la fois. L’histoire de l’aînée d’une fratrie au sein d’une famille de rastas, à Montego Bay, à deux pas des hôtels de luxe, élevée sous le joug d’un père, chanteur du groupe de reggae Djani & the Public Works. Un homme qui ne se réfère qu’à Jah Rastafari et pour qui la parole de sa femme et encore moins celle de sa fille ne valent pas tripette. Ce texte douloureux et intime dresse le portrait d’une enfant, adolescente et jeune femme, qui a été cloîtrée chez elle pendant des années, empêchée de communiquer avec ses pairs, inféodés au grand Satan, Babylone. Émaillé d’extraits de poésie de Lucille Clifton, John Keats ou Emily Dickinson, Dire Babylone, outre une ode à la résilience et un hommage à « toutes les femmes jamaïcaines » est aussi et surtout, pour en revenir à Marlon James, un texte sur le pouvoir extraordinaire et salvateur de la littérature.
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