Yves Ringer, 180° éditions
Bruxelles 80
104 pages
Dans un petit livre savoureux, Yves Ringer ressuscite l’ambiance du Bruxelles des années 80 à travers ses lieux mythiques. C’était au temps où Bruxelles bruxellait…
Quand on pense années 80 à Bruxelles, à Paris ou à New York, on pense sida, Fame, Tom Cruise, The Cure, MTV, The Breakfast Club, Depeche Mode, Seinfeld, Pixies, Margaret Thatcher, Steve Jobs, Hervé Guibert, Heysel, Jack Lang, Tchernobyl, Bernard Hinault, Les Bains Douches, Magnum, Carl Lewis… Du clinquant, du kitsch et du désespoir. L’appel d’air de la sur-consommation après les crises pétrolières et les restrictions de la décennie précédente. Les couleurs flashy et le fric à gogo remplaçaient le gris et la retenue. Une période marquée par une intense créativité à tous les étages mais aussi par une menace imminente d’extinction, avec la Guerre froide toujours bien chaude d’un côté, l’épidémie de VIH frappant aveuglément la jeunesse de l‘autre. Un cocktail explosif qui a électrisé les sens et alimenté un puissant sentiment d’urgence, terreau de tous les excès sur fond de poussée de sève de l’individualisme. Un moment de bascule adulé par les uns, honni par les autres qui lui reproche, entre autres, son mauvais goût et d’avoir déroulé le tapis rouge à une mondialisation débridée et irresponsable.
On n’en oublierait presque que dans la capitale, ce feu d’artifice avait un petit goût particulier. En l’absence des relais technologiques qui font circuler aujourd’hui l’information à la vitesse de la lumière, la capitale était certes battue par les vents du changement, mais toujours avec un temps de retard et en les diluant dans sa poésie burlesque. Le glam y était ainsi plus triste qu’ailleurs, la frime moins arrogante, la fête plus destroy, le melting-pot plus audacieux. Pour humer l’air des années 80 à Bruxelles, il faut tendre l’oreille et se souvenir des expérimentations musicales bricolées par des kets accrochés à leurs synthés comme les rescapés à leurs planches sur le Radeau de la Méduse de Géricault: Front 242, Telex, Allez Allez. C’est cette vibration, cette zwanze électro-foutraque qui a marqué les asperges ayant poussé pendant les eigthies –les uns juchés sur des crips, les autres, minets des beaux quartiers, lovés dans leurs Docksides et leurs vestes Millet-, qu’Yves Ringer ressuscite dans un petit livre qui a “la saveur d’une gaufre de Proust”.
Avec une bonne dose de subjectivité assumées, le scénariste et producteur y passe en revue, commune par commune, les temples de cette (sous-)culture naissante avide d’expériences nouvelles. Rien que la liste des noms -Le Cercueil, Au Vieux Bruxelles, Le Disque Rouge, La Librairie de Rome, le Garage…- fait remonter à la surface un flot d’images argentiques aux couleurs délavées et un bouquet de sensations douces-amères enfouies sous la peau. On verserait une petite larme sur cette folle jeunesse depuis longtemps évaporée comme sur la disparition de ce paysage défiguré mais attachant, remodelé par les mutations urbanistiques successives autant que par la transformation des loisirs. La plupart de ces lieux familiers ont disparu (qui se souvient de Dream Factory, où le réalisateur Jean-Pierre Berckman a tourné les premiers vidéo-clips pour Orchestral Manoeuvres in the Dark, Robert Palmer ou Bashung?) ou se sont fondu dans le décor. A l’image de La Gaîté, épicentre du clubbing qu’on n’appelait pas encore comme ça, victime en 1989 de la ”mondialisation rampante” et dont le fantôme hante la mémoire des noceurs aux tempes désormais grisonnantes qui se désarticulaient avec une affectation étudiée au rythme de la new beat. De rares témoins de cette nouvelle vague subsistent, comme le Cactus, boîte de nuit à l’ancienne situé à Auderghem. Mais même le DNA, qui, après de multiples métamorphoses, avait “retrouvé son ambiance punk-rock » malgré la “gentrification-touristification du Pentagone”, a changé de registre -c’est devenu un café LGBT-queer-et de nom -The Agenda. Une énième mue qui a échappé à notre guide.
A travers la succession de notices concises, saupoudrées d’anecdotes croustillantes et de réflexions ironiques sur la marchandisation/évaporation de cette avant-garde sans plan de carrière, on réalise que ”notre monde et Bruxelles ont bien plus changé que ce que l’on aurait tendance à imaginer“. Paradoxalement, avec le recul, la ville paraissait ainsi moins segmentée qu’aujourd’hui. Nos périmètres se sont réduits. On circulait sans œillères et sans arrière-pensées d’un bout à l’autre du territoire, passant dans la même journée de la galerie Agora pour étoffer sa garde-robe à un ”buffet à volonté” à la Maison d’Attila à Uccle avant de rallier le centre à la nuit tombée, direction le Garage pour une séance d‘aérobic avant d’atterrir dans la rue des pitas toute proche pour avaler un petit-déjeuner roboratif et attendre le premier métro qui nous ramènerait dans la commune dortoir du nord de Bruxelles.
Innocence perdue
En guise de mise en bouche et pour planter le décor, l’auteur convoque quelques symboles de ces années pré-Internet, pré-smartphone, pré-Dutroux. C’est la rubrique Ambiance, qui aurait pu aussi s’intituler Mythologies, en référence à l’ami Barthes. Yves Ringer y rappelle que les cabines téléphoniques de la RTT donnaient le tempo de la vie sociale, que l’auto-stop n’avait pas encore mauvaise réputation, que Radio Cité et sa programmation musicale pop-rock allait sortir la bande FM de l’illégalité et que l’Interrail, passeport pour l‘aventure, allait repousser l’horizon de toute une génération.
Un voyage dans le temps qui cultive la nostalgie d’une certaine liberté aventureuse, sans ceintures de sécurité et adepte d’une forme de romantisme nihiliste par encore pollué par la pression de la performance et de la réussite. Si la ville s’est modernisée et surtout standardisée depuis, reléguant les énergies séditieuses un peu plus à la marge, elle a perdu une partie de son âme en cours de route.
Certes, ce n’était pas mieux avant. Mais pour citer Arno, le plus Bruxellois des Flamands, “putain, putain, c’était quand même vachement bien”…
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