Rencontre: Irvine Welsh, l’auteur de Trainspotting, raconte la genèse de ses héros
Vingt ans après la publication française de Trainspotting, l’explosif Irvine Welsh promenait à Paris puis Lyon la boule à zéro de son premier jour, pour la promo de Skagboys, prequel des aventures des toxicos qui firent son succès.
Cinquante-sept ans? Impossible. Avec son visage de lune aux aspérités franches, son hoodie Chicago White Sox (il habite désormais aux États-Unis, mais plutôt en Floride que dans l’Illinois) et son rire à faire saturer la bande, Irvine Welsh apparaît de bon matin comme un homme sans âge à l’entrée du café plan-plan où a été calée l’interview. Un thé vert dans le gosier, l’un des hérauts de la chemical generation britannique accepte docilement l’exercice du shooting photo, avant de se lancer dans des réponses blindées de digressions, irrémédiablement colorées par son accent Scottish très prononcé. Le phrasé est volontiers fleuri, mais le type serein malgré les journées marathons qui l’attendent, entre Ville Lumière et Capitale des Gaules. La placidité rigolarde incarnée.
Trainspotting a été publié en 1993, Porno -la suite- en 2002 et Skagboys -le prequel– est paru en 2012 dans votre pays. Êtes-vous condamné à retrouver la bande de Mark Renton tous les dix ans?
Il me faut dix années pour m’intéresser à nouveau à eux. Concernant Skagboys, je suis retombé sur des textes préparatoires écrits avant Trainspotting, dont je me suis rendu compte qu’ils contenaient des tas d’histoires inédites. J’ai donc commencé à retravailler là-dessus, m’apercevant qu’il y en avait largement assez pour construire un prequel entier (de 800 pages, NDLR). Ce qui donne un livre très différent de Trainspotting, sous pas mal d’aspects, et qui permet de mieux comprendre comment ces gamins sont tombés dans l’héroïne au cours des années 80.
Mais à la base, Porno ne devait pas constituer la suite des aventures de cette petite troupe de junkies, si?
C’est vrai. Au départ, je n’avais pas pensé à eux. Mais au fur et à mesure de l’écriture, j’ai réalisé que mon personnage principal n’était autre qu’un Sick Boy vieilli de quelques années. Et il en allait de même pour les autres: la seule chose qui manquait à cette bande vieillissante lancée dans l’industrie du X, c’était de retrouver leurs vrais noms! J’ai donc réorienté le récit dans ce sens: dix ans après la trahison de Renton (à la fin de Trainspotting), ils allaient tous se retrouver autour d’un nouveau projet.
Avec toujours ce qui fait votre « patte », la variation des points de vue: chaque chapitre est porté par la voix très particulière d’un personnage différent…
Cela correspond à la façon dont la parole se distribue en Écosse: dans un pub bondé, où tout le monde parle plus ou moins en même temps et donne son avis. Quand je conçois un personnage, il débarque avec sa façon de causer, de penser, son comportement et les conséquences de ce dernier sur son environnement.
Dans ces trois livres, le lecteur suit une bande de types confrontés à un monde en plein bouleversement, entre les années 80 et 2000…
Je pense que la raison du succès de ces trois romans provient du fait qu’ils décrivent les errements d’une bande de galériens au sein d’une société en transition, à laquelle nous sommes tous confrontés. Une transition entre le capitalisme historique, au sein duquel les patrons restent soumis aux lois, et la période que nous connaissons actuellement…
Avec une vraie rupture intervenue dans les années 80. Dans les chapitres intitulés « Notes sur une épidémie », dans Skagboys, vous décrivez une manoeuvre presque volontaire de l’administration Thatcher afin d’éradiquer la jeunesse issue des classes ouvrières…
Non, bien sûr, il ne s’agissait pas d’une démarche si cynique ni calculée. J’estime plutôt qu’un rêve d’une étonnante naïveté a cru pouvoir se réaliser alors: celui d’une libéralisation totale de l’économie, qui distribuerait ensuite à tous ses bienfaits supposés. Les idéalistes de l’économie de marché ont fait preuve d’une ingénuité confondante, sans percevoir comment un capitalisme rendu hystérique allait laisser sur le carreau des tas de gens: le développement des monopoles, des multinationales, du lobbying n’a pas tardé à plumer totalement les consommateurs.
Skagboys commence d’ailleurs par une scène de répression violente par la police, en 1984, d’ouvriers en grève -dont le père de Mark Renton…
Pendant que la classe ouvrière se faisait écraser, l’Etat-providence bâti après-guerre sur une logique de compromis était démantelé pièce par pièce. Ce processus de désindustrialisation a ouvert la voie à un monde sans travail. Les grands romans de la fin du XXe siècle ne parlent que de ça: Fight Club s’intéresse à une génération d’employés sacrifiés, qui savent ne plus disposer d’aucune perspective; American Psycho décrit une nouvelle élite néolibérale, dont l’état d’esprit délirant devient la nouvelle norme. Mais je ne suis pas là pour distribuer les bons et mauvais points: je préfère analyser une dynamique à l’oeuvre et la façon dont les individus s’en accommodent.
Les héros de votre roman Glu (2009), plus jeunes que ceux de Trainspotting, semblent mieux se satisfaire de cette situation, non?
Pour Mark Renton et ses potes, la disparition des jobs crée un vide, que la drogue et l’économie parallèle vont combler. Pour retrouver un sentiment de communauté, on ne peut plus compter sur la machine à café: il faut s’en remettre à la rue. Au fur et à mesure des années, les classes moyennes et ouvrières s’habituent à cette idée d’un monde sans travail: la transition est à l’oeuvre, et la séparation devient de plus en plus nette entre la façon dont les gens gagnent leur vie, majoritairement dans les services, et tout ce qu’ils font à côté. Ainsi, les personnages de Glu vivent la transition de manière moins dramatique: plus inventifs, ils apprécient l’idée d’avoir tout à réinventer, alors ils écrivent des poèmes, jouent de la musique, se mettent à voyager en tant que DJ’s… Ces jeunes ne se sentent plus définis simplement par l’emploi qu’ils occupent ou qu’ils rament à décrocher: des réseaux de pairs recommencent à se constituer, on reconstruit ses propres structures sociales, indépendantes du reste de la société.
On tourne le dos aux institutions, plutôt que de se désoler de ne plus avoir voix au chapitre?
Ce que l’on a appris des 30 dernières années, c’est qu’on ne peut pas se fier aux politiciens ni à l’administration: alors on va inventer, sur ces ruines chancelantes, nos trucs entre nous. Prenez l’exemple de l’économie partagée: elle est fondée sur l’information échangée entre pairs, et pas de manière verticale. Celle qui nous arrive d’en haut, de toute façon, est bourrée de mensonges. Au moment du krach de 2008, la Reine a réuni des économistes pour déterminer la meilleure façon de réagir, qui lui ont expliqué que c’était très compliqué, lié à des circonstances exceptionnelles, etc. Pourtant, un type avait publié peu auparavant une lettre dans le Times signée par trois économistes, qui prévoyait tout ce qui allait se passer. Mais comme ces derniers n’étaient pas néoclassiques, ils ont été retirés de l’équation. Quand on se fonde sur des paradigmes de ce genre, tout devient un peu plus totalitaire, puisque tout ce qui diverge est repoussé dans les marges. Toute l’économie a été financiarisée, et maintenant on vient nous raconter que la finance n’a rien à voir avec notre situation: non-sens! C’est comme subir un programme d’éducation sexuelle qui s’interdirait de parler de pénis ou de vagin!
Les personnages de Skagboys -comme Mark Renton, qui choisit délibérement de plaquer la fac et sa petite amie pour foncer dans le mur- ne semblent pourtant pas mûs par une conscience politique très marquée, si?
Oui, c’est très écossais, ça, de se placer dans l’opposition par principe, de faire le contraire de ce que l’on estime que le monde -ou nos parents- attend de nous. Si vous saviez le nombre de personnes talentueuses que j’ai vues se saborder elles-mêmes, par rejet pur et simple d’une conception caricaturale de la vie bourgeoise -tout ça pour se créer ses propres drames, se foutre dans la galère…
Le conformisme n’a effectivement pas le vent en poupe. On vous cite: « En Ecosse, ça fait des générations qu’on exporte tous nos conformistes au Canada. Résultat? Les Canadiens sont chiants comme la pluie, et nous on est un ramassis de camés. »
Oui, on a envoyé tous nos « boring bastards » au Canada (rires)!
De votre côté, vous avez fait l’objet d’un pastiche dans Pensées secrètes (2001) de David Lodge, à l’instar de Martin Amis, Salman Rushdie et Samuel Beckett. Consécration?
Ah oui? Mais attendez, bien sûr, quelle joie d’apprendre que j’appartiens désormais au « old fuckers club » (rires), au club des écrivains officiels! Et pourtant, malgré le permanent processus de récupération par le marketing culturel de tout ce que les jeunes fabriquent ou apprécient dans l’underground, je fais mon maximum pour ne pas être taxé d’auteur trop grand public: un de mes romans s’appelle Porno (2008) et un autre, Crime (2014), envoie un flic enquêter dans le milieu pédophile! En même temps, ma réaction est révélatrice: comme tout le monde, je refuse de grandir, et même si mon premier livre est sorti au début des années 90, je persiste à ne pas vouloir être considéré comme un vieux machin!
Peut-on quand même vous qualifier d’auteur de romans noirs?
Oui, peut-être. Mais plutôt que de me coincer dans une case figée, je préférerais qu’on dise de mon travail qu’il s’agit d’anti-littérature, d’un machin bordélique. Tout genre littéraire dispose de ses règles propres, qui à mon sens enferment l’écrivain dans un schéma. Et alors, c’est le début de la fin.
Votre troisième roman, Marabou Stork Nightmares (1995), malheureusement jamais traduit en français, a d’ailleurs été considéré comme un ovni, non?
Mon meilleur livre, à mon avis, et selon pas mal de mes lecteurs. Sans doute pas le plus commercial, mais le plus expérimental dans sa conception: le héros s’exprime depuis son coma, il y mène une existence onirique tandis que le lecteur découvre sa sombre biographie de hooligan… Après les succès de mes deux premiers écrits, Trainspotting (1993) et The Acid House (1994), j’avais ressenti le besoin de partir sur complètement autre chose, pour ne pas m’enfermer justement.
On pourrait conclure avec une citation de Spud, un autre de vos personnages: « On a tous besoin de faire un truc, et d’avoir une histoire à raconter. » Une bonne définition de votre travail?
Oui, sans doute. J’ai toujours été un gosse créatif, mais détestant l’école et le boulot: il m’a fallu tenter de créer des choses, dont des groupes de musique malgré mon manque de talent en ce domaine. C’est en me mettant à écrire des chansons que j’ai entrevu la solution: « Et pourquoi ne pas laisser tomber la musique pour devenir romancier? » Ce qui, paradoxalement, m’a sorti de l’ombre.
ROMAN | Alors qu’un serpent de mer très attendu s’apprête enfin à sortir la bouille du Loch Ness –Trainspotting 2, inspiré de Porno, sortira en 2017 sur les écrans-, Irvine Welsh s’intéresse dans Skagboys aux premiers pas des junkies dysfonctionnels de son premier roman. 1984: tandis que la police organise des guets-apens pour molester à la sauvage les ouvriers manifestants, Platini enchaîne les buts décisifs en Championnat d’Europe. Dans un monde désormais régi par une citation de Thatcher en exergue –« La société, c’est quelque chose qui n’existe pas »-, Mark Renton et ses potes, depuis leur quartier de Leith (Edimbourg), essaient de s’inventer une vie. On suivra ainsi, sur presque 800 pages d’argot poétique (félicitations au traducteur, Diniz Galhos), les errements et faux espoirs de tous les protagonistes: Renton bien sûr, étudiant aussi apeuré que tenté par la drogue dure, un petit frère handicapé à la maison, qui ferait un bon contribuable moyen s’il ne s’apprêtait pas à tout envoyer valser, l’arrogant Sick Boy, obsédé par le sexe, voire la commercialisation du corps de ses partenaires, Spud, influençable petite chose sensible qui se rassure au mantra « chiots, chatons et petits lapins » à chaque fois qu’il perd pied, c’est-à-dire sans arrêt. Et puis Tommy, et puis Alison qui oeuvre, en quête du grand amour, à la protection des ormes, menacés d’une épidémie de graphiose quand le sida s’apprête à flinguer à tout-va, et puis Francis Begbie, bien sûr, sociopathe alcoolo de la vieille école (la drogue, non merci), qui distribue les bourre-pifs pour tuer le temps. Autant de vies en passe de vriller, rythmées par la haine ancestrale entre le club des Hearth rupins et celui des Hibernians prolos, par des fêtes de moins en moins insouciantes, avec même un petit passage marin pour deux protagonistes, sur un navire marchand baptisé… Freedom of choice. « Libre-arbitre », ben tiens: Welsh décrit ici la façon dont une bande de galériens va plus ou moins consciemment décider de tourner le dos à ce beau principe, pour se laisser glisser plutôt au fond du trou.
DE IRVINE WELSH, ÉDITIONS AU DIABLE VAUVERT, TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉCOSSE) PAR DINIZ GALHOS, 768 PAGES. ****
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