Critique | Livres

Premier roman: Souviens-toi des monstres, de Jean-Luc André D’Asciano

© PATRICE NORMAND
Anne-Lise Remacle Journaliste

L’épopée familiale fantastique d’une paire de siamois truculents, capables de miracles grâce à leur chant puissant.

 » Trois jambes, deux sexes, deux bras, deux têtes. » Une fois dénombrés les abattis, voilà à quoi ressemblent Gabriel et Raphaël, nés monstrueux. En dépit du scandale et de rumeurs de malédiction, un prêtre bien peu orthodoxe accepte pourtant de baptiser ces siamois, derniers rejetons d’un clan de contrebandiers où coexistent déjà quatre frères costauds, deux soeurs (la toujours protectrice Sofia et la petite Francesca) et une mère, bien peu ravie de cette nouvelle progéniture. Le jour où, vers leurs trois ans, ces Gémeaux déjà singuliers commencent à chanter, les limites du monde visible et invisible se mettent à trembler, et il en va de même pour cette famille cousue par les méfaits, les tensions internes et leur façon de faire front face à l’altérité que représentent les villageois… On saura d’abord gré à l’auteur, Jean-Luc André d’Asciano, dont c’est le premier roman, de donner à ses siamois un destin plus ample que les habituelles créatures de caravane itinérante. Le territoire mouvant cher à Freaks (Tod Browning) mais aussi terrain de jeu des récents romans Amour Monstre (de Katherine Dunn) ou La Femme électrique (de Tessa Fontaine) cède ici la place à un contexte insulaire italien, bien moins linéaire qu’il n’y paraît. Les performances vocales de Gabriel et Raphaël tiennent également plus du miracle et de l’insondable que du spectacle ou de l’hoax. S’il est bien question de représentations, elles dévient de la monstration pure, depuis la ventriloquie aux saynètes de marionnettes de Begher (inventeur anarchiste associé à la famille depuis le mariage de sa fille avec le Deuxième frère), jusqu’aux miroirs sans tain placés dans un bordel où les jumeaux séjournent un certain temps.

À la lampe de poche

Souviens-toi des monstres fait monde et mythologie, avec une même intensité que Le Garçon de Marcus Malte ou La Maison dans laquelle de Mariam Petrosyan: aussi bien dans l’organique (chairs vives et mortes, corps-à-corps) et la sensualité (odeurs glanées, reliefs de repas savoureux), que dans l’hermétique et les croyances à tiroirs. Diables souterrains, prêtres criminels, apostats: tous font la sarabande. Si l’on disserte ici de théologie, de destinée ou de faux-semblants familiaux, c’est toujours autour d’un thé chaud et le moindre jouet innocent peut être chargé de poudre, rendant les lignes et la situation incandescentes.

Premier roman: Souviens-toi des monstres, de Jean-Luc André D'Asciano

Il y a dans cette fable initiatique métamorphe une vraie gourmandise, celle d’une aventure à ricochets qu’on s’autoriserait à lire à la lampe de poche jusqu’à des heures indues, tapi sous les draps, mais aussi une drôlerie et une érudition (onomastique, contextuelle) qui font bon ménage et accroissent le souffle. Bien et mal sont ici fusionnels, Diable et Dieu rebattent de concert les cartes, rendant bien plus dense et double, voire trouble, le thème de la monstruosité. Pour ce primo-romancier (également éditeur de L’oeil d’or et animateur d’un cycle autour de l’édition alternative à la Maison de la Poésie de Paris), voilà qui laisse envisager une suite de parade bien attrayante.

Souviens-toi des monstres

De Jean-Luc André d’Asciano, éditions Aux Forges de Vulcain, 519 pages.

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