Pourquoi les romantiques nous fascinent encore tant

Dans L’Armée des romantiques, Amélie Harrault revient sur les grands artistes du XIXe siècle.

Epoque de révoltes et d’utopies, où l’art et la politique ne faisaient qu’un, le XIXᵉ siècle des romantiques continue de hanter nos imaginaires. Entre espoirs et désillusions, les échos de cette époque résonnent puissamment dans notre monde contemporain.

Le XIXe siècle. Un siècle où l’histoire s’écrit sur les barricades, dans le fracas des révolutions, où la politique s’invite dans les ateliers des peintres, les pages des romanciers et les partitions des compositeurs. Paris, cœur battant de ce siècle bouillonnant, souvent en dialogue sourd et souterrain avec Bruxelles, refuge des écrivains en exil ou en quête d’éditeur, voit s’entrelacer les destins de figures légendaires: Hugo, Sand, Delacroix, ou encore Berlioz. Entre les barricades des Trois Glorieuses, les querelles esthétiques du romantisme et les luttes pour l’émancipation, l’art et la politique ne se contentent pas de coexister: ils se nourrissent, s’affrontent, et souvent, se confondent.

Ce siècle est aussi celui des ruptures et des naissances: la République s’impose, les droits progressent, et une nouvelle modernité culturelle voit le jour. Mais c’est également un siècle de contradictions et d’illusions perdues. Les idéaux s’effondrent, les révolutions trahissent leurs promesses, et les artistes eux-mêmes oscillent entre engagement et désillusion. Et pourtant, ce foisonnement, cette tension entre exaltation et chaos, continuent de fasciner, aujourd’hui encore. Car, sans doute, derrière les toiles de Delacroix et les vers de Hugo, le XIXᵉ siècle reste une époque fondatrice, une matrice de nos imaginaires contemporains. Preuve en est l’actualité éditoriale et cinématographique et l’abondance de récits et d’œuvres ressuscitant le souffle épique de ce siècle qui nous hante.

Deux exemples méritent notre attention: Dan Franck, avec Le Roman des artistes, offre une fresque à la fois intime et monumentale, où Hugo, Sand et Delacroix reprennent vie au cœur du tumulte. De son côté, Amélie Harrault, réalisatrice de la série documentaire L’Armée des romantiques, en libre accès sur arte.tv, et qui rencontre déjà un large succès public, mêle avec audace animation inspirée des portraits gravés et peints, archives et voix contemporaines pour retracer une époque où l’art se confondait avec l’Histoire et la politique.
Pourquoi ce retour au XIXe siècle aujourd’hui? Reflète-t-il nos propres crises et aspirations? Ou est-ce parce qu’il incarne une époque dont on est nostalgique, où l’art et la littérature semblaient encore pouvoir changer le monde? Un constat s’impose: le retour au XIXe siècle ne relève sans doute pas de la simple nostalgie.

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Le chemin inverse

«Nous vivons encore un peu au XIXe siècle, explique Céline Ronté, coscénariste de L’Armée des romantiques. L’œuvre des architectes de l’époque, Baltard, Haussmann, continue de réjouir les promeneurs dans nos rues aujourd’hui, la musique est toujours présente dans les films, les ambiances sonores du quotidien, et nous nous servons toujours de la plupart des inventions des expositions universelles comme le saxophone, le percolateur, les boissons gazeuses… C’est aussi la naissance des grandes idées politiques qui font toujours écho aujourd’hui: le combat en faveur de l’abolition de la peine de mort, l’école, l’Europe, le patrimoine, le capitalisme, le socialisme etc.  C’est un siècle tourmenté et prolifique qui n’a pas fini de nous fasciner.»

En effet, qu’il s’agisse du rôle de l’éducation, des questions sociales ou de l’idée même de démocratie, les luttes qui ont animé cette période trouvent un écho certain dans les débats actuels​. Néanmoins, cet écho ne s’inscrit pas forcément dans une continuité vers plus de progrès et d’acquis de droits fondamentaux. Dan Franck, quand il se réfère aux bouleversements de l’époque, met en garde contre les dérives de notre société: «Le XIXe siècle allait donner naissance à la République, alors qu’il y avait de grands combats à travers toute l’Europe pour l’émancipation des peuples –en Belgique, en Hollande, en Allemagne, en Pologne, en Italie…–, nous entrons aujourd’hui dans une période marquée par des renoncements dangereux à la démocratie.» Et de tirer la sonnette d’alarme: «Nous sommes en train d’emprunter un chemin exactement inverse à celui que traçaient les romantiques –encore que beaucoup d’entre eux se désespérèrent d’illusions qui aboutirent trop souvent à de grandes déceptions.»

Pourtant, c’est précisément cette tension entre élan vers la liberté et amertume face aux échecs qui expliquerait la fascination contemporaine pour les artistes romantiques. Leur époque, bien qu’inachevée dans ses promesses, résonne puissamment avec nos contradictions, où chaque avancée semble porter en germe sa propre désillusion. Par exemple, si l’on remonte au Printemps arabe: ces mouvements, qui incarnaient l’espoir d’une démocratie nouvelle, ont souvent été suivis par des retours à des régimes autoritaires ou par des chaos prolongés. A l’instar des révolutions de 1848, célébrées comme «le printemps des peuples» mais rapidement étouffées, ces soulèvements modernes suggèrent que les grandes promesses collectives se heurtent parfois aux réalités du pouvoir et à des intérêts divergents.
Dans un autre registre, la lutte contre le changement climatique offre elle aussi un parallèle frappant. Les grands sommets internationaux, les COP, de Kyoto à Paris, suscitent des espoirs immenses, nourrissant l’idée que l’humanité peut inverser le cours des catastrophes écologiques. Pourtant, ces espoirs sont souvent suivis de constats accablants: engagements non tenus, blocages géopolitiques, montée du scepticisme. Cette alternance entre ferveur et désillusion n’est pas sans rappeler la dynamique des utopies socialistes du XIXe siècle.

Mais la résonnance du XIXe siècle dépasse les simples parallèles thématiques. Céline Ronté souligne que les combats des artistes romantiques annonçaient déjà les préoccupations contemporaines: «La lutte pour la liberté, autant artistique que politique. Les prémices du combat féministe avec George Sand. L’essor des journaux va imposer les caricaturistes comme Daumier; leur combat pour la liberté d’expression a toujours un écho aujourd’hui. L’avènement des feuilletons, ancêtres de nos séries télé. Le combat pour les droits d’auteur. La lutte contre la censure, avec Flaubert et Baudelaire. Sans oublier la notion de « public » qui naît au cœur de ce siècle grâce à la démocratisation du livre, la popularité du théâtre et la starification de ces artistes.»

Delacroix fait aussi partie de L’Armée des romantiques.

Le XIXe siècle inspire aussi par l’intensité des engagements qu’il a vus naître. Cette époque, où les artistes étaient à la fois créateurs et acteurs du changement, résonne particulièrement dans un monde en quête de repères. «C’est sans doute l’époque où l’art et la politique ont été le plus intimement liés, assure Dan Franck. Cet engagement artistique allait de pair avec un engagement politique, la plupart de ces artistes ayant contribué à abattre la royauté au profit de la République.» Beaucoup d’artistes se sont investis corps et âme dans la vie politique de leur époque. Ils furent présents sur les barricades, notamment lors des révolutions de 1830 et de 1848, et nombreux furent ceux qui briguèrent des mandats électoraux. Cette période suscita des engagements multiples et féconds: Victor Hugo défendant les insurgés, George Sand prenant la plume pour plaider en faveur de la République, ou encore Delacroix immortalisant l’idéal révolutionnaire avec La Liberté guidant le peuple. Tous, à leur manière, contribuèrent à façonner les bouleversements qui marquèrent leur siècle.

Ce lien étroit entre art et politique reste probablement l’un des moteurs de la fascination contemporaine pour cette époque. Amélie Harrault le traduit à travers ses choix narratifs dans L’Armée des romantiques. En explorant les vies de figures comme Hugo ou Dumas, elle montre comment leurs œuvres ne peuvent être dissociées des révoltes et des espoirs qui agitaient leur époque. Sa série suggère que ces artistes incarnaient une forme de responsabilité: celle d’être à la fois des témoins et des acteurs du changement​. Aujourd’hui, alors qu’il semble parfois cantonné à un rôle de divertissement, revisiter cette époque questionne le rôle de l’art et des artistes dans la société au-delà de la signature intermittente et ponctuelle de pétitions, bienvenue et salutaire en soi, mais qui semble bien maigre face à l’engagement total et décisif de leurs prédécesseurs.

Une esthétique fondatrice du récit moderne

Indépendamment de ces considérations politiques, le XIXe siècle représente aussi l’âge d’or du roman feuilleton, des grands récits populaires, des fresques littéraires où se croisent passions humaines et tensions politiques. Dumas, Balzac, Hugo, c’était le Netflix de l’époque. C’est ce que suggère Dan Franck: «Quand on regarde aujourd’hui le développement des séries à la télévision, on ne peut que constater un parallèle évident entre la publication dans la presse quotidienne des feuilletons qui vont constituer le socle de notre littérature –avec Alexandre Dumas, Victor Hugo, Balzac, Théophile Gautier, etc.– et l’écriture des séries d’aujourd’hui. Je rappelle que Dumas travaillait en équipe, qu’il était une sorte de showrunner immensément créatif et inventif, comme il y en a beaucoup d’autres aujourd’hui. Moi qui ai écrit un certain nombre de séries pour la télévision (NDLR: notamment Carlos, minisérie réalisée par Olivier Assayas, Les Hommes de l’ombre, Résistance, La Vie devant elles et Marseille), j’ai appris à produire des développements scénaristiques en lisant et en relisant la littérature du XIXe siècle.»

Pour Dan Franck, notre modernité narrative trouve ses racines dans cette période. «Un exemple assez frappant:  ce que nous appelons aujourd’hui des « cliffhangers » dans les séries –c’est-à-dire cette façon de créer une attente qui conduira le téléspectateur à regarder l’épisode suivant– s’appelait à l’époque, selon le mot de Théophile Gautier, des « traquenards d’intérêt ». Les cliffhangers des séries actuelles ne sont qu’un héritage des traquenards littéraires que Balzac ou Sue utilisaient pour captiver leurs lecteurs.»
Revenir au XIXe siècle, c’est donc renouer avec un héritage politique et l’invention d’un langage artistique et narratif qui, encore aujourd’hui, façonne notre manière de voir et de comprendre le monde. A travers les luttes, les passions et les récits de ces artistes, en dépit de la différence d’intensité de leur engagement entre ce siècle et le nôtre, une leçon demeure: l’art n’est jamais hors du temps. Il est à la fois le reflet des espoirs d’une époque et la lumière qui éclaire ses futurs possibles.

L’Armée des romantiques, série d’Amélie Harrault, disponible sur arte.tv jusqu’au 18 juillet.
Le Roman des artistes, de Dan Franck, Grasset, 416 p.

 

Nous sommes en train d’emprunter un chemin exactement inverse à celui que traçaient les romantiques 

Dan Franck

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