Dans La Maison vide, magistrale fresque proustienne de 750 pages, Laurent Mauvignier redonne chair à ses aïeux. Un roman à combustion lente, qui interroge le rôle de la mémoire et la place de la fiction.
LIVRES / ROMAN
La Maison videde Laurent Mauvignier
Les éditions de Minuit, 752 p.
La cote de Focus: 4/5
Tout commence le jour où le narrateur, double à peine fictif de l’auteur, part à la recherche de la médaille de la Légion d’honneur de Jules, son arrière-grand-père et héros de la Grande Guerre, dans la maison familiale du hameau fictif de La Bassée. Il a beau fouiller partout, il ne la retrouve pas. Il exhume en revanche d’autres breloques, photos jaunies et bijoux de ses aïeux qui l’entraîneront dans un long (750 pages!) voyage immobile à travers le temps, sur les traces des fantômes perchés sur son arbre généalogique.
Une enquête dans les replis de la mémoire s‘étalant sur trois générations dont l’ampleur rappelle un certain Marcel Proust. D’autant que, comme son illustre prédécesseur, l’auteur du remarquable thriller Histoires de la nuit, ici au sommet de son art, laisse vagabonder sa pensée sans fil conducteur, sans intrigue autre que le souci de ressusciter un monde englouti, «ignoré de nous-mêmes», en entremêlant reconstitution documentaire et pure invention romanesque. L’ombre de Flaubert et de Zola plane aussi sur cette introspection pudique portée par une voix ample et sinueuse comme un fleuve majestueux reflétant mille nuances. Le hasard faisant bien les choses, l’un des personnages centraux de cette enquête intime hors norme, à savoir son arrière-grand-mère Marie-Ernestine Chichery, est née… Proust. Pas de lien de parenté avec l’autre, mais la coïncidence est tout de même troublante.
S’appuyant sur les vestiges abandonnés dans La Maison vide (un foulard jaune, une vieille commode ébréchée, un antique piano), l’écrivain reconstitue les pièces d’un puzzle de la bourgeoisie provinciale moins banal qu’il n’y paraît à première vue. Déjà, il y a ce mystère: pourquoi sa grand-mère Marguerite a-t-elle été systématiquement défigurée sur les photos, à coups de ciseaux ou de gribouillages rageurs? Comme une tentative de l’effacer de la mémoire. Tout se tient pour Laurent Mauvignier qui pressent que la violence du geste de son père, suicidé en 1983, trouve son origine dans ce passé trouble. C’est même l’un des fils rouges de son entreprise: «Et moi, à l’autre bout du XXe siècle, déjà embringué dans le suivant sans même avoir eu le temps de le croire, me voilà aujourd’hui embrassant cette histoire d’un seul coup d’œil, avec, étalée devant moi, l’évidence qu’il s’agit d’une seule et même histoire diffractée en différentes parties reliées par une unité souterraine.»
Du XIXe siècle jusqu’aux années 1940, il rassemble les éléments biographiques, s’intéresse surtout aux femmes, dont il prend le pouls émotionnel à différents moments clés et souvent tragiques de leur vie: aspirations contrariées, avortement, déshonneur, mariage arrangé… Des parentes broyées par l’histoire: la grande, avec ces deux conflits meurtriers balafrant l’album de famille, et la petite, plus silencieuse mais pas moins destructrice, qui s’est écrite à l’encre du patriarcat. De l’intime mais à haute valeur universelle et politique.
A contre-courant de l’urgence qui domine notre époque agitée, ce métaroman sans véritable héros parie sur le temps long. Il faut accepter de s’abandonner pour en pénétrer les sous-couches narratives. Si on s’arrête toutes les deux minutes pour scroller sur son smartphone, c’est peine perdue. Mais les plus déterminés seront largement récompensés: ils vivront une expérience de spiritisme littéraire fascinante.
Nos autres coups de cœur livres
Hell Gate Story
Roman d’Arthur Nersesian. Editions La Croisée, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Charles Bonnot, 320 pages.
La cote de Focus: 4/5
Gamma-Rapho via Getty Images
«Quelle était cette atroce variété d’amour qui rendait certaines personnes attirantes dès lors qu’elles étaient condamnées?» On n’en sait rien, mais c’est bien dans cet enfer qu’Orloff Trenchant a sauté à pieds joints. La condamnée, c’est Rita, une blondinette sexy en diable capable de citer Shakespeare ou T.S. Eliot à l’envi, qui s’avérera aussi être une junkie invétérée… La vie d’«Or» est pourtant assez compliquée comme ça: depuis que sa compagne, June, l’a quitté pour un collectionneur richissime, ce modèle d’artiste bohème dort dans son van pourri. S’il ne vend pas des livres dans la rue, il court les galeries pour rester dans le circuit. Quand il lui reste un peu de temps, tout de même, il peint…
Youpi!, un nouveau texte inédit en français d’Arthur Nersesian! Par chez nous, le monsieur est devenu –un brin en retard, certes (son premier succès, Fuck Up, traduit en 2023, fut publié en 1997 aux Etats-Unis)– un des chouchous des lettres US. Un rapide détour par Wikipédia, et nous voilà rassuré: des livres de Nersesian à traduire en français, il en reste une flopée, ouf!
Avec Hell Gate Story, nouvelle ode à «la grosse pomme», nous voici cette fois au tout début des années 2000. «La passion, les retournements, les manigances et les paris risqués étaient ce qui faisait que la vie méritait d’être vécue», affirme Or, le narrateur; car oui, ici encore, la sincérité suinte à chaque page. Tout comme cette tendance quasi héroïque de Nersesian à multiplier les punchlines aussi fatales que Rita, la muse maudite de son pauvre héros. En sinuant inlassablement entre les «sourires contrefaits» du petit monde branchouille de l’art new-yorkais, notre héros se questionne: parviendra-t-il à toucher du pinceau la vérité de son Nageur de l’East River, son probable chef-d’œuvre? La vie nourrit-elle l’art? Est-ce l’inverse? L’essentiel étant sans doute de ne pas s’égarer «sur l’échangeur du New Jersey des décisions à la mords-moi le nœud».
M.R.
Des inconnus à qui parler
Roman de Camille Bordas. Editions Denoël, 448 pages.
La cote de Focus: 4/5
Gamma-Rapho via Getty Images
Ils sont une poignée inscrits au master de stand-up de l’université de Chicago. Obnubilés par le fait de transformer toute idée en sketch, profs et étudiants partagent la même hantise: que quelqu’un écrive la même blague, plus vite, mieux, voire même «en pire». Ce soir, la fine équipe s’apprête à affronter la troupe de Second City, prestigieuse école d’improvisation… Mais le sujet qui occupe toutes les discussions, c’est l’arrivée imminente de Manny Reinhardt au titre de professeur invité. Après avoir frappé un confrère, le comédien star a été visé par des témoignages de femmes évoquant une «inconduite émotionnelle». L’arrivée de l’humoriste misanthrope divise le campus.
Scène, talk shows, plateformes… Depuis l’explosion du stand-up, la figure de l’humoriste truste tous les plateaux et ne cesse d’engendrer une concurrence accrue. Anthropologue spécialiste de l’histoire de l’art, Camille Bordas plonge au cœur de la fabrique du rire pour en disséquer les codes. A travers la reconnaissance de ses pairs et du public, le comique se coltine l’inconscient de la société, le moteur de la honte, au gré des fluctuations du baromètre social: «[…] les humoristes ne pourraient bientôt plus faire de blagues sur les humains s’ils voulaient éviter le scandale, et il faudrait donc se rabattre sur d’autres espèces». Dans un ample mouvement choral, le temps d’une journée, l’écrivaine française exilée aux Etats-Unis brasse les contradictions d’une époque qui se saoule d’irrévérence tout en s’offusquant de tout et son contraire. «Prêts à tuer pour une vanne», ses humoristes se débattent à chaque instant avec leurs angoisses (même lors d’une alerte attentat sur le campus) pour tirer la substantifique moelle de leur futur matériel. S’attachant à la confection de la partie immergée de l’iceberg, l’obsession du texte, Bordas se demande si le stand-up a détrôné la forme romanesque pour se consoler du monde. Langue pendue (aussi volubile que son sujet), grinçant comme l’était l’humour borderline d’Andy Kaufman, ce buvard acide évoque les premiers Bret Easton Ellis revus par Louis C.K. Pour public averti, donc? «Tu ne racontes que des blagues. –Je raconte des histoires.»
F.DE.