Pourquoi
Baudelaire détestait-il tant la Belgique?

En exil en Belgique, Baudelaire a dressé un portrait acerbe du Royaume. © Getty Images/Rue des Archives/Talland

Dans La Belgique déshabillée, récemment réédité dans la collection de La Pléiade, Charles Baudelaire déverse une haine obsessionnelle du plat pays. Mais pourquoi l’auteur des Fleurs du mal 
est-il aussi méchant?

Les Belges sont un peuple siffleur, comme les sots oiseaux. Ce qu’ils sifflent, ce n’est pas des airs« , dixit un poète français qui ne se souciait point de l’amitié entre les peuples. Quelques pages plus loin, Baudelaire s’enflamme: « Tous les Belges, sans exception, ont le crâne vide« . Encore plus loin: « Le visage belge, ou plutôt Bruxellois. Chaos. Informe, difforme, rêche, lourd, dur, non fini, taillé au couteau. » Et de surenchérir: « La France a l’air d’être barbare, vue de près: mais allez en Belgique, et vous serez moins sévère.« 

L’auteur des Fleurs du mal avait une obsession: sa haine de la Belgique. Son ouvrage inachevé sur le royaume, abandonné à l’état d’ébauche à cause de sa santé vacillante, tombé aux oubliettes et peu connu du grand public, et qu’on retrouve dans la nouvelle édition de son œuvre dans la collection de la Pléiade, montre un Baudelaire obnubilé par la Belgique. Le ton est délibérément pamphlétaire, acerbe, virulent, d’une rare violence verbale. « Baudelaire avait le goût de la satire et de la caricature, et se sentait dévoré par la ‘‘vorace ironie’’« , explique André Guyaux, co-éditeur de cette nouvelle édition. Ce goût de la satire et cette vorace ironie paraissent dès le titre de l’ouvrage. En effet, Baudelaire a toujours accordé une grande attention aux titres de ses livres. « Quant à son livre sur la Belgique, poursuit André Guyaux, dont il ne faut jamais oublier qu’il s’agit de notes provisoires, en souffrance d’une véritable mise en forme, il l’a longtemps appelé Pauvre Belgique!, titre qu’il a écarté lorsqu’il s’est aperçu qu’un exilé français, Auguste Rogeard, débarquait sur le sol belge avec un pamphlet contre le régime du Second Empire intitulé précisément Pauvre France! Cela a suffi à le dissuader: l’épithète « pauvre » avait déjà servi, et pour un autre objet, et sous un autre argument. Dans La Pléiade (dans le tome 2 de 
la nouvelle édition des Œuvres complètes, 
de Charles Baudelaire, qui vient de paraître, NDLR), comme je l’avais fait déjà dans la collection Folio, j’ai adopté le dernier titre auquel Baudelaire avait pensé: La Belgique déshabillée, qui est un titre bouffon, en phase avec la tonalité du livre. Mais il continuait d’hésiter: sur un feuillet, il avait noté huit titres possibles, dont celui-là, qui reste le titre d’une œuvre inaboutie, donc peut-être un titre provisoire, qu’il aurait à nouveau changé au moment de la mise en forme définitive.« 

Sur le fond, qu’est-ce qui justifie autant de haine? Un de ses pairs littéraires, le célèbre romancier russe Dostoïevski, lui aurait diagnostiqué la pathologie du ressentiment. En effet, Baudelaire déverse ses passions tristes sur le plat pays suite à une série d’espoirs sévèrement déçus. « Il faut comprendre les circonstances de son séjour en Belgique, contextualise André Guyaux. Il quitte Paris où il n’a plus guère que des ennemis et des créanciers et se réfugie à Bruxelles pour y prononcer une série de conférences et séduire un éditeur important, Albert Lacroix, et ces deux projets échouent: ses conférences n’attirent guère de public et sont mal payées, et il ne parvient pas à rencontrer Lacroix. » À tout, il faut rappeler que s’ajoute la détérioration de sa santé, solidement documentée par ses biographes, et son caractère qui s’aigrit au rythme de crises qui sont les prodromes de l’accident vasculaire de mars 1866.

De la lucidité aussi

Aussi virulent que soit le propos Baudelaire à l’encontre de la Belgique, à bien lire entre les lignes, la fascination la dispute sans cesse à cette haine sans doute surjouée. Plutôt qu’une haine pure, sa haine est mâtinée de fascination, une sorte d’amour-haine, d’attirance-répulsion. « Il est incontestable que Baudelaire est fasciné par ce qu’il dénonce« , corrobore son spécialiste de référence. Et de poursuivre: « En témoigne le dossier de coupures de presse qu’il constitue pour illustrer son argument, en compilateur obsessionnel. Il hésite entre un propos vengeur, animé par l’intention de dévoiler une vérité dont il dit qu’elle n’est jamais formulée, d’écrire un livre à thèse en quelque sorte, et un objectif de reconstitution d’une réalité tragi-comique, où la ville, la rue, les lieux publics deviennent un théâtre permanent, un reality show avant la lettre. Son projet était de reproduire telles quelles les scènes auxquelles il avait assisté, en accentuant ce vécu jusqu’à la bouffonnerie. Comme nous n’avons de ce projet que des notes cursives et un sommaire destiné à des éditeurs, nous ne pouvons pas nous faire une idée exacte du résultat. Mais ce que Baudelaire en dit dans quelques lettres fait état d’une ambition originale, celle de créer un style adapté au sujet, entre le drôle et le sérieux.« 

On aurait néanmoins tort de réduire cet ouvrage, aussi polémiste qu’il soit, à sa dimension pamphlétaire. Car dans ce déversement de passions grincheuses, surgissent, ici ou là, des éclairs inattendus de lucidité, voire -osons le mot- de prophétie. « La fixation obsessionnelle n’interdit pas l’éclair de lucidité, par exemple lorsque, sur un plan politique, il observe le caractère artificiel de la formation de l’État belge. Il voit bien, avant beaucoup d’autres, en précurseur, que les deux communautés qui forment la Belgique, sont désaccordées. Il parle dans son langage imagé 
d’ »arlequin diplomatique« , même si en l’occurrence le manteau d’Arlequin n’a guère que deux couleurs. Il le fait en penseur qui force le trait, qui affectionne la boutade« , précise André Guyaux. Mais pour Baudelaire un fait patrimonial et artistique majeur refait l’unité du pays: l’art baroque, « qu’il appelle, comme on l’appelait à l’époque, l’art jésuitique, merveilleusement représenté dans les églises sur toute la surface du pays, présent aussi bien à Bruxelles, à Anvers, à Malines, qu’à Namur. Et l’art, c’est son refuge« .

Aussi, Baudelaire distinguait clairement Bruxelles du reste du pays. C’est à la capitale qu’il réservait l’essentiel de ses flèches venimeuses. « Parmi les titres qu’il avait envisagés pour son futur pamphlet, il avait pensé à « Une grotesque capitale » ou à « La Capitale des singes », qui ciblaient Bruxelles en faisant apparaître deux motifs qui reviennent sous sa plume: l’usurpation du statut de capitale et l’imitation de la France« , souligne le spécialiste. Mieux encore: des villes belges trouvaient grâce à ses yeux, comme lorsqu’il visite Anvers, et qu’il découvre une ville qui a, selon lui, plus que Bruxelles -à l’époque-, l’aspect d’une vraie capitale, parce qu’elle a l’espace, un port, et un grand fleuve. « Bruxelles n’a pas de grand cours d’eau traversant la ville, comme à Paris (et à Rome, à Londres, à Saint-Pétersbourg…). Elle n’a que la Senne, que Baudelaire traite de contrefaçon de la Seine, en jouant sur l’homonymie. Car les Belges selon lui, et surtout les Bruxellois, imitent les Français. » Un siècle et demi plus tard, force est de constater que certains stéréotypes et idées reçues ont la vie dure.

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