Pour une anthropologie des fantômes qui sont “des gens très bien”

L’anthropologue français Grégory Delaplace © Emmanuelle Marchadour
Estelle Spoto
Estelle Spoto Journaliste

De Beetlejuice au dessin animé Disney Coco, de Rashomon à Ghost en passant par toute la panoplie des films d’horreur hantés, les fantômes peuplent nos récits, depuis la nuit des temps. Pour l’anthropologue français Grégory Delaplace, qui leur consacre son ouvrage La Voix des fantômes, « le fantôme est un mort qui ne se comporte pas de la façon dont il devrait se comporter ».

Que les rituels funéraires servent à les oublier au plus vite ou à organiser leur mémoire, qu’on taise leur nom ou qu’on se les remémore ensemble, les vivants tentent de façonner les morts, de les encourager à devenir un certain type de personne, à se comporter d’une certaine manière, à remplir un certain rôle dans notre société, bref, à fixer un cadre. Mais la particularité des morts est donc qu’ils peuvent, de manière imprévisible, sortir de ce cadre. Et devenir des fantômes.

Vous dites que les fantômes sont des morts “qui sortent du cadre”. Est-ce que, comme dans Ghost, le film avec Patrick Swayze et Demi Moore, ce débordement est lié à une injustice, à une réparation qui doit être accomplie pour que le mort puisse cesser d’être un fantôme?

Oui, c’est un motif qui est très présent dans le cinéma. On peut aussi citer certains films japonais terrifiants comme Ringu et Ju-on: The Grudge. C’est ce qui retient le fantôme dans la maison où les pauvres occupants subissent sa rancune aveugle. C’est aussi le ressort du Hamlet de Shakespeare: le fantôme du père de Hamlet revient charger son fils de la responsabilité de réparer les circonstances de sa mort. Parce qu’ »il y a quelque chose de pourri au royaume du Danemark ». Cette injustice pourrit la continuité de la succession des générations, elle retient quelque chose et exige réparation. C’est en effet dans ce genre de circonstances que les vivants s’attendent à ce que les morts reviennent. Et c’est dans ces circonstances que les vivants se préoccupent le plus du retour de leurs morts.

© Getty

Mais leurs apparitions ne se limitent pas à ce contexte d’injustice?

Les anthropologues se sont intéressés à ce genre de circonstances, parce que eux aussi sans doute étaient influencés par ces œuvres littéraires ou cinématographiques. Ils se sont surtout penchés sur les affaires de revenants dans les contextes post-conflit, d’après-guerre, des contextes où l’on a l’impression de vivre dans les ruines d’une destruction, qu’elle soit écologique, politique, économique, qui perturbent le cours de la reproduction des générations, ou le cours de la reproduction de notre environnement en tant qu’environnement habitable -en cela, nous vivons une époque très spectrale. Mais c’est encore voir les morts du point de vue des vivants et du point de vue du rôle qu’ils pourraient, devraient ou ne peuvent plus avoir dans la société des vivants. Or, les morts débordent les cadres qui sont prévus pour les accueillir, que les circonstances soient tragiques ou non.

Si ce n’est pas pour réparer une injustice, pourquoi débordent-ils?

Eh bien, parce que ce sont des morts. Pourquoi les enfants sont-ils indisciplinés? Parce que ce sont des enfants! On peut essayer d’influencer leur comportement, leur développement, mais rien ne garantit qu’ils prendront la voie qu’on a tracée pour eux. Les fantômes sont sans doute un peu plus disciplinés ou disciplinable que les enfants, mais là non plus, on n’a aucune garantie que les morts se plient aux injonctions auxquelles on veut les soumettre. Même dans les sociétés où personne n’est prêt à les accueillir comme fantômes, et même quand il n’y a pas de mots pour les nommer, ils se manifestent. Ils débordent, justement de manière tautologique, de façon un peu débordante. C’est-à-dire que même si on essaie d’anticiper le fait qu’il puisse déborder des cadres qu’on a posés pour leur existence, ils déborderont quand même. Ils sont essentiellement désobéissants. Mais ça ne veut pas dire qu’ils le sont tous. On n’est pas tout le temps dans une espèce de scène finale de Ghostbusters, avec les portes de l’autre monde grandes ouvertes, dans un tourbillon de fantômes qui nous assaillent de toute part. Notre quotidien n’est pas celui-là. Même après une guerre. La plupart des fantômes sont des gens très bien et la plupart des morts sont des gens tout à fait disciplinés. Mais c’est toujours potentiellement là, cette possibilité que les morts ne se conforment pas.

Le rapprochement entre les morts et les enfants figure aussi dans votre livre à propos du lien qui existe entre Halloween et Noël, et qui s’illustre par exemple dans le conte de Charles Dickens Un chant de Noël, avec Ebenezer Scrooge, ou dans L’Étrange Noël de monsieur Jack de Tim Burton.

C’est tiré d’un article, assez célèbre dans la profession, de Claude Lévi-Strauss (Le Père Noël supplicié, publié en 1952, NDLR). Ce lien est plus intuitif aux États-Unis ou en Angleterre où il y a une tradition de raconter des contes de Noël qui sont des histoires de fantômes. Ce qui nous semble à nous un peu incongru. Lévi-Strauss remonte le fil d’un certain nombre d’indices, jusqu’aux Saturnales de la Rome antique, qui nous montrent que Noël était la conclusion d’une période qui s’ouvrait avec l’équinoxe d’automne, fin septembre, le moment où les jours commencent à être plus courts que la nuit, où la nuit prend le pas sur le jour et où les morts déferlent parmi les vivants. Et ça, c’est Halloween. Ça a été retardé artificiellement par l’Église pour correspondre à la Toussaint. Et cette période s’achevait avec le solstice d’hiver, fin décembre, où les morts étaient congédiés par un grand festin, jusqu’à l’année prochaine. Ca s’est maintenu jusqu’à aujourd’hui sous forme de survivance: à Halloween, les enfants se déguisent en morts pour marquer leur déferlement dans nos villes et dans nos campagnes. Et à Noël, ce sont les enfants qui reçoivent le festin qui est en fait destiné aux morts. D’une certaine façon, les enfants et les morts sont considérés comme étant en communication, ou même en fait comme étant un peu la même chose. On s’adresse aux uns pour s’adresser aux autres. C’est une idée très étrange, et pour la comprendre, il faut passer par les sociétés initiatiques, ces sociétés qui marquent une différence assez notable entre des membres de la société qui sont initiés et ceux qui ne le sont pas encore. Et avec lesquels on doit établir des moyens de communication qui sont toujours un peu précaires.

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