Pierre Mertens: la vie mode d’emploi
L’écrivain Jean-Pierre Orban retrace l’itinéraire de Pierre Mertens dans une biographie minutieuse. L’occasion de revenir avec l’auteur belge bien connu des Bons Offices, des Eblouissements ou d’Une Paix royale – éminemment polémique – sur sa vie, de son enfance cachée, muette, à ses combats politiques et littéraires.
Haute figure de l’intellectuel engagé en Belgique, formé à l’école du droit international (ULB) et de la critique littéraire (Le Soir), Pierre Mertens, né à Bruxelles le 9 octobre 1939 d’un père journaliste – et résistant – et d’une mère artiste juive, est un franc- tireur. Réfractaire aux réseaux, lui qui nie appartenir à la maçonnerie et se dit « quelque part » agnostique, se flatte de n’être « ni un homme de club, ni un homme de clan », et proclame fièrement: « Je suis un loup solitaire. » Observateur judiciaire mandaté sur des fronts internationaux les plus divers, la guerre du Biafra, la torture en Irlande du Nord ou les infâmes prisons du général Pinochet au Chili, mais aussi en Arménie, en Iran ou en Tchécoslovaquie à l’accouchement de la Charte 77, c’est la plume au poing qu’il se résolut de combattre, enragé littéraire qu’il a toujours été intrinsèquement, dans la vénération de Kafka et de Proust. Jorge Semprun aussi, par-dessus ô combien d’autres. Si ses combats lui offrirent certes de voyager, ils lui valurent également de nombreuses complicités à l’étranger. C’est l’ensemble de ces choses que nous raconte l’auteur franco-belge Jean-Pierre Orban dans une biographie qui pèse au moins 500 pages, et près du double si l’on en considère la version numérique. Nous avons pu nous entretenir avec Pierre Mertens de cette biographie, Le siècle pour mémoire (1), qui a justifié un nombre incalculable d’heures de dialogue avec lui et l’avis de quelque 80 témoins les plus divers.
Une biographie autorisée, à mes yeux, constitue un oxymore.
L’écrivain Jean-Pierre Orban avait-il sollicité votre accord en vue d’un travail aussi fouillé?
Je suis par nature assez hostile au genre biographique et j’ajouterais qu’une biographie autorisée, à mes yeux, constitue un oxymore. Je m’en suis expliqué dans une postface des Lettres clandestines, qui racontait la mort d’Alban Berg. Il menait une double vie sentimentale, qu’il n’a pu cacher et exprimer que dans une oeuvre musicale. De la même façon, Les Eblouissements (Seuil, 1987, prix Médicis), sans doute l’une de mes oeuvres les plus importantes, narrait la vie et la mort de Gottfried Benn. J’avais lu Double vie (1950), où l’écrivain allemand relatait ses égarements dans le national- socialisme, avant de se ressaisir à la fin de sa vie, écrivant alors sous un autre nom vingt-deux poèmes antihitlériens d’une rare violence. Je veux dire par-là que le romancier a des intuitions que le biographe n’a pas forcément. La vérité de la fiction est plus forte que la vérité historique.
Mais cela se vérifie-t-il si souvent?
Je me suis, en effet, toujours défié du genre biographique proprement dit. J’y avais même consacré une nouvelle (La Loyauté du contrat), adaptée au Théâtre national sous le titre Flammes, où j’exprimais cette méfiance. J’ai lu cependant une admirable biographie de Proust sous la plume de George D. Painter, auteur anglais. Tout comme j’ai été ravi par une biographie de Malraux par quelqu’un, Curtis Kate, qui ne l’avait carrément jamais lu. Alors que, jusque-là, André Malraux, contesté même comme aviateur, suscitait des méfiances et des détestations à nulle autre pareilles. Malraux, comme Kafka, fut l’une des plus grandes victimes du genre biographique au xxe siècle, pendant que Sartre se cachait dans des meules de foin.
Etes-vous heureux, en définitive, du travail réalisé par Jean-Pierre Orban?
Il s’y trouve évidemment un certain nombre d’erreurs factuelles et quelques autres lacunes. Le contrat, extrêmement audacieux, que j’avais passé avec lui était d’accepter de ne pas prendre connaissance du livre avant sa parution. C’est un risque que j’ai couru, mais je n’ai pas de quoi me plaindre: ça marche le tonnerre! Si le débat qu’il suscite se maintient à une certaine altitude, comme jusqu’à présent, c’est la preuve alors qu’on a fait un magnifique travail. Je demeure toutefois le plus mal placé pour en juger… Parfois, je me dis que si c’était à refaire, je dirais non tout en sachant que j’aurais tort. Comme disait Henry James, il y a toujours une clé qui échappe au biographe, « le motif dans le tapis ». Nous avons tous notre « rosebud » (NDLR: le mot mystérieux prononcé par Orson Welles au début de son Citizen Kane, et dont la recherche de la signification constitue le sujet du film) qui nous appartient en propre. Le biographe, de fait, n’y a pas accès. Edgar A. Poe a ainsi écrit La Lettre volée, pour dire à quel point l’essentiel finit toujours par nous échapper. C’est forcé, c’est toute la beauté du secret des hommes.
Cela est-il vrai aussi dans les oeuvres de pure fiction?
Je n’aime guère les romans où l’on divulgue la clé de l’énigme. Personnellement, je préfère les romans – et je les conçois comme ça moi-même – où l’on en sait le moins à la fin. Il en va ainsi par exemple du Joseph K. du Procès. Ce mystère est décidément captivant. L’immense écrivain argentin Julio Cortázar, que je retrouvais tous les étés dans le sud de la France, plus grand à mon avis que Gabriel García Márquez, était de cette espèce-là aussi.
Comment jugez-vous le monde d’aujourd’hui? Comment le voyez-vous évoluer ?
Depuis l’an 2000, le monde m’horrifie. Il court complètement à la catastrophe. Et pourtant, je déteste les propos de Cassandre. Mais là, que ne vois-je une épouvantable recrudescence de l’antisémitisme et l’émergence d’une nouvelle misogynie. On continue d’évoquer la femme de la manière la plus dégradante. Je suis sidéré devant la haine, le rejet, l’incompréhension qui poursuivent ces deux entités du genre humain, les femmes et les Juifs. Je perçois aussi, en parallèle, l’inexistence des hommes d’Etat désormais. Donald Trump, cas pathologique, psychopathe, a ouvert la boîte de Pandore. Et l’Europe n’a pas trouvé l’allant nécessaire pour faire barrage à ce clown, sinistre pitre. En revanche, Angela Merkel a fait ce qu’elle a pu. Mais j’ai peur pour l’Allemagne. Lorsque j’ai séjourné à Berlin-Ouest pendant un an et demi dans les années 1980, juste avant la chute du mur, je n’avais jamais rencontré une jeunesse aussi antifasciste. Evidemment, les partisans néofascistes de l’AfD se recrutent parmi la population de l’ancienne Allemagne de l’Est.
Sans aller jusqu’en Allemagne, que penser de la Belgique?
Il était extrêmement dangereux de composer avec la N-VA. Et ce n’est pas un hasard si j’ai été poursuivi en justice par Bart De Wever. Je regrette d’ailleurs que ce procès n’ait pu aller jusqu’à son terme, puisqu’il y a eu malheureusement prescription. Dans une tribune publiée par Le Monde, je l’avais accusé de négationnisme, parce qu’il procédait par édulcoration et minimisation lorsqu’il évoquait la déportation des juifs anversois. Or, ce faisant, j’avais déjà commis un « délit d’opinion ».
D’où provient en somme l’engagement d’un homme qui prit tardivement conscience de sa judéité?
Mon premier éveil, dirais-je, remonte à la catastrophe minière de Marcinelle, en 1956. J’avais 17 ans. J’avais même raté mon examen de mathématiques parce qu’à la radio, d’heure en heure, on racontait l’horreur des corps retrouvés dans les galeries. J’avais rencontré la vérité souterraine de ce pays. « Tutti cadaveri »… Puis, l’immigration arabe et la découverte de ma judéité firent de moi un homme tiraillé entre deux réalités contradictoires: la Palestine comme terre deux fois promise. Tout le monde avait raison en même temps. J’ai toujours été favorable à la création de deux Etats. J’ai raconté dans un livre l’histoire d’un homme broyé, rejeté par tout le monde, et qui en meurt. C’est le tragique destin de deux peuples qui ont raison. Deux peuples qui ont laissé passer la chance des Accords d’Oslo: Rabin a été assassiné, Clinton a disparu et Arafat 1 et 2, ce n’était pas la même Palestine. On ne peut être inconditionnel ni de l’un, ni de l’autre. Mais je pense que les « grandes puissances » ont intérêt à ce que cette guerre se poursuive.
Cela fit de vous un authentique intellectuel de gauche…
J’appartiens en effet à cette catégorie d’intellectuels de gauche qui pensent aussi que la France a manqué son rendez-vous avec deux grands présidents: Pierre Mendès France et Michel Rocard. Ces deux hommes avaient la stature et la légitimité qui auraient fait du bien à la France. Je crois aux hommes providentiels et ce n’est point un hasard si je voue à Jeanne d’Arc une admiration sans bornes.
On ne parle plus tant des « droits de l’homme » que des « droits humains ». N’y a-t-il pas aussi des devoirs humains?
Quand on me dit qu’il existe un devoir de mémoire, je réponds qu’il y a surtout un droit à la mémoire. Le « droit-de-l’hommisme », de nos jours, est raillé, insulté. Je vois encore une certaine gauche ricanante. A la fin de l’année dernière, le pacte de Marrakech coïncidait avec le 70e anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, qui ne devint contraignante qu’après que de nombreux pays colonisés eurent accédé à l’indépendance.
Il demeure que la découverte de votre judéité fut extrêmement lente. Pourquoi donc?
Les choses essentielles de la vie se découvrent tout de suite mais mettent beaucoup de temps à se vérifier. Faulkner disait: « Peu à peu, quoiqu’aussitôt ». Ma mère a toujours prétendu qu’elle était là par erreur. Or, des amis avaient prétendu qu’elle aurait pu être une Juste. Elle a rougi, et c’est là que j’ai eu des soupçons. Elle rétorquait n’avoir que faire de médailles ou de décorations. Finalement, elle a acquiesc: « Oui, nous le sommes, et maintenant nous n’en parlerons plus jamais! » Quelques juifs ont cru que j’étais un juif honteux. Ensuite, inversement, je suis devenu un imposteur. Sans conteste, j’ai une culture juive, qui me mène vers Kafka ou Proust. Cela ne fait pas de moi un sioniste fanatique!
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