Pierre Lemaitre, Calmann-Lévy
Le Silence et la Colère
592 pages
Avec son panache habituel, Pierre Lemaitre poursuit dans Le Silence et la Colère sa radiographie des Trente Glorieuses. Grinçant et jubilatoire.
Avec Le Grand Monde, Pierre Lemaitre inaugurait l’an dernier une ambitieuse saga consacrée aux mythiques Trente Glorieuses. Lesquelles, comme on a pu s’en apercevoir rapidement au gré des déboires de la famille Pelletier, n’ont pas vraiment démarré dans la joie et l’allégresse.
Cela ne s’arrange pas dans le deuxième volet, qui saisit ce moment charnière -nous sommes en 1952- de l’Histoire moderne où les us et coutumes d’avant-guerre occupent encore les esprits mais se voient débordés sur leur droite par l’arrivée irrésistible de la société de consommation et de la modernité technologique, et sur leur gauche par une jeunesse en quête d’émancipation. La tribu Pelletier est aux premières loges de ces mutations.
On n’arrête pas le progrès
Les parents vivent toujours au Liban, où Jean, le patriarche, s’est pris de passion pour la boxe, au point de prendre sous son aile un outsider local. Quant aux enfants, tous partis vivre à Paris, ils multiplient les tracas: l’aîné Jean tente de mettre sur pied un grand magasin révolutionnaire, sorte d’ancêtre de Tati, malgré l’hostilité de sa femme Geneviève, mégère pas du tout apprivoisée, et les soupçons de plus en plus pressants de la police; il faut dire que “Bouboule” passe ses nerfs en trucidant de jeunes femmes… Son frère François, s’il a réussi à faire son trou au Journal du soir, section faits divers, piétine dans sa relation avec Nine, qui cache visiblement de lourds secrets. Enfin, Hélène, la cadette et pivot central du récit, n’est pas en reste: côté face, une journaliste et photographe talentueuse envoyée en province pour couvrir les dernières heures d’un village bientôt mis sous eau pour alimenter un barrage hydro- électrique. Côté pile, une jeune fille libre qui découvre qu’elle est enceinte… de son rédacteur en chef, et n’a d’autre choix, dans un premier temps, que de s’en remettre à une faiseuse d’anges, avec tous les risques sanitaires et judiciaires que cette décision encore illégale comporte.
Autour de cette constellation gravitent une série de personnages secondaires ambigus, truculents et finement ciselés qui rendent le tableau encore plus savoureux: on songe à l’ingénieur têtu mais intègre chargé de convaincre les derniers réfractaires du patelin. Le patriarcat n’a pas dit son dernier mot mais le vent du changement souffle sur une société qui a autant besoin de liberté que d’électricité.
Toujours aussi en verve et toujours aussi prompt à dénoncer les injustices, Pierre Lemaitre régale, tirant les fils de cette pelote d’intrigues avec un -malin- plaisir communicatif. Un portrait d’une époque -qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler la nôtre sur de nombreux points- aussi addictif qu’une série américaine. Mais avec un doigt de malice, de féminisme et de lutte ouvrière en plus!
Lire aussi | Pierre Lemaitre, maître artisan
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici