Critique | Livres

Philosophie de conteur

Goçcalo M. Tavares © Nuno Ferreira Santos
François Perrin Journaliste

Dans Matteo a perdu son emploi, l’écrivain conceptuel Gonçalo M. Tavares invite son lecteur à un inépuisable jeu de pistes.

Le Portugais Gonçalo M. Tavares, dont les quatrièmes de couverture indiquent inlassablement depuis qu’il est traduit en France chez Viviane Hamy qu’il « enseigne l’épistémologie à Lisbonne », est-il un oulipien forcené? À ce titre, le fait d’avoir consacré un ouvrage de son cycle Le Quartier à Monsieur Calvino et la promenade (2009) pourrait constituer un indice de taille. Autre indice, le choix opéré dans ce Matteo a perdu son emploi de faire se succéder 25 portraits édifiants entrecoupés de photographies de mannequins en cire, ceux d’autant de personnages fantasques reliés les uns aux autres par des coïncidences ou des relations affectives… et dont les patronymes alignés forment une parfaite suite alphabétique, de Aaronson à Nedermeyer en passant par Baumann, Diamond, Goldberg, Horowitz ou le fameux Matteo.

Philosophie de conteur

Mais Tavares n’est-il pas aussi un philosophe mystique, un théoricien existentiel tentant de produire autant de contes que possible sur des thématiques qui lui sont chères, comme l’étrécissement des espaces connus, la lutte entre folie et raison, l’accumulation des déchets, la valeur performative d’un mot? La piste est également ouverte, dans la mesure où chacune des histoires qu’il raconte met en scène un être confronté à une incongruité logique ou une spécificité presque onirique: un homme récolte des ordures pour leur offrir une seconde vie, un autre est terrassé par les tiques tandis qu’un troisième collectionne les cloportes. Quelqu’un donne cours tandis que les poubelles s’amoncellent sous les fenêtres de l’école. Plus loin, le client d’un bordel fait porter son coeur artificiel par un acolyte et un aveugle demande à son amant de se tatouer en braille le tableau périodique de Mendeleïev dans le dos…

Le trivial comme l’essentiel

Si presque la totalité de ces histoires, prises individuellement, donnent furieusement matière à méditer, qu’elles soient plantées dans le quotidien le plus banal ou qu’elles tirent ouvertement vers l’allégorie, leur rassemblement en cette forme étrange de recueil ouvre de nouvelles portes: mises côte à côte dans cet ordre-ci, leur juxtaposition propose des associations d’idées comparables aux réactions entre deux éléments chimiques placés à proximité. Mais à l’instar de l’intrigue du Marelle de Julio Cortázar, on perçoit rapidement à quel point un agencement différent serait susceptible de provoquer de nouvelles conséquences.

Pour autant, soucieux de ne pas se contenter de livrer brut un matériau apparemment impossible à épuiser, même par le lecteur le plus volontaire et avisé du monde, l’auteur se fend, à l’issue de sa farandole de comptines métaphysiques, d’une postface éclairante en forme de (34) notes proposant, là encore par combinaisons ou permutations entre personnages, autant de clés de lecture. Certes, présenté ainsi, Matteo a perdu son emploi peut susciter une certaine crainte, voire une moue fermement dubitative. Pour autant, celles-ci devraient s’effacer aisément dans la mesure où, d’une part, Tavares mobilise toujours à égalité les neurones et la rêverie de son lecteur, et où d’autre part, sa langue ne s’enlise jamais dans une abstraction de bazar -elle manie la crudité autant que la parabole, le trivial comme l’essentiel.

RECUEIL DE GONÇALO M. TAVARES, ÉDITIONS VIVIANE HAMY, TRADUIT DU PORTUGAIS PAR DOMINIQUE NÉDELLEC, 200 PAGES. ***(*)

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