Dans son nouveau roman, Philippe Jaenada enquête sur un lointain suicide: “On ne met pas un oiseau en cage”
Avec son dernier roman, La Désinvolture est une bien belle chose, Philippe Jaenada confirme son statut de maître de l’enquête littéraire, tentant de saisir l’insaisissable, le pourquoi du comment une jeune fille se jette par une fenêtre dans les années 50.
Philippe Jaenada, c’est d’abord une voix. Une voix dans la vraie vie, grave et rocailleuse, chargée d’un demi siècle de clopes, de whisky, et de conversations de comptoir. Une voix sur le papier, qui explore le passé, tendre et riche d’une irrésistible autodérision, pratiquant avec virtuosité l’exercice périlleux de la digression, comme un fil qu’on tire d’une pelote infinie. Ce fil justement, c’est celui de l’histoire de Jacqueline Harispe, alias Kaki, croisée au détour d’une page de son précédent livre, Au printemps des monstres. « J’aime bien reprendre un motif qui apparaît dans un livre, mais auquel je ne peux pas m’attacher, nous explique-t-il. Pour faire bref (sic), la femme du protagoniste accusé de meurtre du Printemps des monstres avait tenté sa chance dans la chanson, et déclaré en interrogatoire avoir passé une audition dans un cabaret, tenu par un couple, dont je découvre qu’avant cela, il possédait un minuscule bistrot, connu notamment parce que Patrick Modiano en parle Dans le café de la jeunesse perdue, l’histoire très romancée d’une femme qui se jette par une fenêtre, et en faisant quelques recherches, je trouve un article qui décrit une image, celle d’une très jolie jeune fille qui tombe d’un balcon à moitié nue, en culotte, et s’écrase sur le trottoir. Sur le moment, je suis contraint d’en rester là (j’écris déjà des gros livres, donc si je développe tout c’est intenable), mais je me rends compte que l’image de cette jeune femme qui tombe est toujours là, en moi. » Dans l’esprit de Philippe Jaenada, Kaki « continue de tomber« , et tant qu’il ne se sera pas penché sur son cas, sa chute n’en finira pas.
Alors le romancier endosse son costume d’inspecteur, et met en branle son enquête. « Il y a d’abord une longue phase de recherches, je fais comme si je n’étais pas écrivain, mais plutôt journaliste ou historien ». Sauf que contrairement à ses opus précédents, où il se penchait sur des hommes et des femmes poursuivis en justice, et donc dont le destin était largement documenté, il est cette fois face à une singulière énigme, dont la piste débute réellement pour lui avec un cliché du photographe néerlandais Ed van der Elsken. Cette photo est tirée d’un livre, « épuisé, mais je finis par trouver un exemplaire d’occasion pas trop cher », consacré à une bande de jeunes gens, entre 16 et 18 ans, dont le point de rencontre est un petit bar, Chez Moineau. Ces jeunes gens, Jaenada les trouve « émouvants, touchants. Ils s’amusent, ils ont l’air tristes, ils s’embrassent, se disputent. Alors, je commence à penser à un livre, et je me dis de façon assez irrationnelle: je vais essayer de savoir qui sont ces jeunes gens. Ca faisait des années que mon éditeur me suppliait de faire des livres de moins de mille pages, et je me suis dit: « Parfait! Je ne vais presque rien trouver sur eux, je vais faire un livre poétique et léger sur ces jeunes gens égarés dans le temps, dont on a même oublié les noms. » Malheureusement, en cherchant, j’ai trouvé qui ils étaient, comment leurs parents étaient morts, ce qu’ils étaient devenus. Oublié le bref récit. Mais j’ai compris que j’étais face aux enfants d’une génération perdue, celle qui avait 10 ans pendant la guerre, qui a été fracassée et ne s’en est jamais relevée. » Parmi ces enfants, les filles paient un tribut particulièrement lourd, comme le documente Véronique Blanchard dans son essai Vagabondes, voleuses, vicieuses, que cite Philippe Jaenada. « Au moindre pas de côté, on les mettait en maison de redressement, ou même en prison. Toutes les filles de Chez Moineau sont passées par un centre, et toutes se sont échappées. On ne met pas un moineau en cage. »
L’impossible désinvolture
Ces jeunes gens vivent dans un présent absolu, « le futur ne m’intéressera que quand il sera présent », dit l’une d’entre eux. « Ils ont vécu leur jeunesse comme on vit l’enfance, sans penser à l’avenir. Ils rattrapaient l’insouciance qu’ils n’avaient pas eue. Ils ne vivaient même pas au jour le jour, mais à l’heure, dans la seconde présente. C’est d’ailleurs ce qui a impressionné Guy Debord, qui les côtoyait dans ce café. Parce que c’est exactement ça, le situationnisme. C’est créer une petite situation dans laquelle on joue et on prend du plaisir, dans le moment présent. »
Après cette phase de recherche, qui lui fait croiser les stigmates de la guerre, le fantôme de Guy Debord et l’ombre de Modiano, vient le temps de « l’écriture où je fais comme si la matière première que j’avais réunie était de la pure fiction. Mais juste avant, il y a une phase plus courte mais que j’aime passionnément, qui constitue l’essentiel de mon travail d’écrivain, en dehors du style, de l’écriture, c’est le moment où je me demande comment raconter l’histoire. Dans quelle machine faire passer cette matière pour la modeler. C’est là que Jaenada décide du cadre du récit, ici, un « Tour de France par les bords », rusé prétexte à une tournée des bars de Dunkerque à La Grande-Motte qui dresse en passant un portrait tendre et alternatif de la France d’aujourd’hui, la France « périphérique », loin de la lecture toujours plus clivante qu’en font les médias grand public. Et l’exercice lui offre un petit goût de désinvolture, quelques jours dans un état suspendu. Cette désinvolture du titre, qui relève de la beauté, d’une inaccessibilité, d’une impermanence. « C’est exactement ça. Les journalistes me demandent si moi, je suis désinvolte. Je voudrais bien, mais je ne pense pas que ce soit possible. Étymologiquement, la désinvolture, c’est ne pas être lié par des choses. On essaie de se défaire des contraintes, des obligations, mais c’est évidemment impossible. Sauf sur de courtes périodes. Les Moineaux ont pu être désinvoltes, un moment et vivre dans l’instant. Ça a duré deux ans, c’est déjà pas mal. Mais plus ce n’est pas possible. »
La Désinvolture est une bien belle chose ****, de Philippe Jaenada, éditions Mialet-Barrault, 496 pages.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici