Ovidie et Sophie-Marie Larrouy: «Le prince charmant est une figure qui arrange le système en place»

Ovidie et Sophie-Marie Larrouy. © DR/Clip2Comic
Estelle Spoto
Estelle Spoto Journaliste

Dans un roman-photo décalé, Ovidie et Sophie-Marie Larrouy déconstuisent la figure du prince charmant.

Elles avaient déjà collaboré sur Libres!, la série d’animation adaptée de la BD du même titre, « manifeste pour s’affranchir des diktats sexuels » (toujours disponible sur arte.tv). Ovidie et Sophie-Marie Larrouy se sont retrouvées pour un roman-photo (si,si), rétro dans son esthétique et hyper contemporain dans son propos: La Fabrique du prince charmant – Plus grande arnaque depuis l’invention du jacuzzi (éditions du Seuil). Un détournement qui permet de mesurer ce qui a changé (ou pas) dans la façon dont on se représente et dont on vit les rapports entre sexes opposés.

Pourquoi avoir utilisé la forme du roman-photo, avec des images tirées de romans-photos réels des années 70 et 80? Pour montrer que les choses ont changé depuis?

Ovidie: Non, au contraire, pour montrer que les choses restent toujours les mêmes. On a utilisé ce support rempli de clichés pour montrer que ces clichés ont la dent dure. Les brushings ont changé, les fringues ont changé, mais le fond reste quand même à peu près le même. On a utilisé un support considéré comme consommé par un lectorat féminin pour le détourner à des fins politiques, en ayant recours à l’humour. La dialectique peut-elle casser des briques?, détournement situationniste d’un film de kung-fu, est un film qui m’a vachement influencée et m’a vraiment fait beaucoup rigoler.

Sophie-Marie Larrouy: Ce projet, c’est un vrai cheval de Troie: ça a la couleur d’un roman photo, ça a l’odeur d’un roman photo, mais à l’intérieur, on envoie tout valser.

Vous imaginez par exemple la révolution initiée par une secrétaire qui en a marre qu’on lui mette la main aux fesses…

Sophie-Marie Larrouy: Quand j’ai découvert les planches de ce roman photo-là, ça m’a paru fou de voir un cliché d’une meuf qui se prenait une main aux fesses dans quelque chose qui n’était pas vendu dans le rayon porno, ou dans le rayon humour, mais dans la littérature populaire. J’avais vraiment besoin de faire comprendre qu’on n’avait pas fabulé: on n’a pas produit ces images, on les a juste désarchivées.

Ovidie: Si on avait fait nous-mêmes nos images, on aurait pu nous accuser d’exagérer. C’est toujours l’argument antiféministe: « tu exagères ». Et en fait non.

BIO EXPRESS

Ovidie

2000 Réalise à 19 ans son 
premier film porno, Orgie en noir

2002 Publie Porno Manifesto (Flammarion)

2011 Réalise le reportage 
Rhabillage, sur les anciennes stars du X

2018 Finaliste du Prix Albert-­Londres pour son documentaire 
Là où les putains n’existent pas

Sophie-Marie Larrouy

2012 Premier spectacle Sapin
le jour, ogre la nuit

2017 Publie L’Art de la guerre 2 (Flammarion)

2018 Lancement de son podcast À bientôt de te revoir (5 saisons)

2022 Joue dans D’autres chats 
à fouetter, court métrage réalisé par Ovidie

C’est quoi le prince charmant au fond?

Sophie-Marie Larrouy: C’est un construit, comme le genre. C’est une figure qui arrange le système en place parce qu’il représente des valeurs qui ne sont pas bonnes mais qui sont véhiculées depuis tellement longtemps qu’elles nous conservent dans notre jus comme si on était des pickles.

Ovidie: Le prince charmant est une figure très forte de notre environnement culturel et médiatique. On la retrouve dans ces romans-photos de la fin des années 70 mais aussi aujourd’hui dans la dark romance, ou dans des films qui ont énormément de succès comme les adaptations des Fifty Shades of Grey, où on reprend exactement les mêmes archétypes avec un mec qui a ses fêlures…

Sophie-Marie Larrouy: … et une jeune ingénue qui est fragile, qui a besoin d’être sauvée, protégée et un peu forcée. Parce que si le fait qu’elle est forcée et que finalement elle aime bien ça peut passer à un moment donné dans les 150 000 signes, c’est mieux.

Dans un épisode, vous citez Thorgal. Cette BD 
participe-t-elle à la fabrique du prince charmant?

Sophie-Marie Larrouy: Franchement, il faut regarder les personnages féminins de Thorgal: elles ont une taille toute fine, des seins cinq mètres devant et elles sont là à pleurer alors qu’elles ont un couteau à la jarretière. Donc normalement, elles n’ont pas peur. Il est assez antithétique, 
le briefing des meufs dans Thorgal! Et en effet, ça participe à l’arnaque: on nous a fait croire qu’on n’avait pas la force parce qu’on n’avait pas de testo.

Il y a un personnage récurrent dans les différentes histoires: Jean-Michel Déconstruit. C’est qui?

Ovidie: C’est tous les gars qu’on a rencontrés dans notre vie et qui se disent alliés ou déconstruits et qui en fait sont encore plus dérangeants que des mecs qui ne sont pas du tout déconstruits et qui ne se prétendent pas militants. Je crois que ce sont les pires, ceux qui sont persuadés d’être dans le camp du bien.

Sophie-Marie Larrouy: Jean-Michel Déconstruit, c’est celui qui a écrit « féministe » dans sa bio Instagram. C’est un trust du pire.

Dans une de ses aventures, il y a des allusions à des polémiques très actuelles comme “la distinction entre l’homme et l’œuvre”, et les déclarations d’Emmanuel Macron sur Gérard Depardieu (“vous oubliez qu’il fait rayonner la France à l’international”). Quel est votre point de vue sur la situation actuelle, sept ans après l’éclatement de l’affaire Weinstein?

Ovidie: Il y a cette sensation d’avoir avancé sur de nombreux points et d’être en plein recul sur d’autres. Parce qu’il y a des questions qu’on ne se posait même pas avant, enfin même plus. Des questions qu’on pensait réglées depuis des lustres, comme le droit à l’IVG. C’est entré dans la constitution en France récemment, mais on voit bien que la situation est catastrophique dans plusieurs pays européens et aux États-Unis. Et quand on entend Macron parler de « réarmement démographique » par exemple, ça nous fout les chocottes. Parce que ce genre de propos était juste impensable il y a encore deux ou trois ans. On sent de mois en mois une accélération antiféministe, un backlash vraiment très fort. Encore plus à l’approche des élections européennes où l’extrême droite marque des points en France. Je pense qu’il y a une volonté de plaire à l’électorat qui se dit antiwoke, antiféministe.

Dans les personnages féminins, il y a celles qui ont compris l’arnaque et celles qui sont encore en plein dedans. Pourquoi?

Ovidie: Il y a un personnage que j’aime bien qui dit: « Ce n’est pas parce qu’on connaît la provenance de notre aliénation qu’on peut s’en libérer. » C’est cette femme qui n’arrive pas à se dépatouiller de Jean-Michel Déconstruit, même si elle sait qu’elle se roule dans la fange, qu’elle perd tout amour propre dans ses relations. Moi je m’identifie volontiers à ce personnage-là. C’est-à-dire que ce n’est pas parce qu’on sait et qu’on a peut-être cette longueur d’avance de réflexion féministe, qu’on est libre pour autant. C’est vraiment très compliqué.

Ovidie sera à Bozar à Bruxelles le 25 novembre dans le cadre de la série d’entretiens Meet the Thinker.

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