Oscar Coop-Phane, éditions Grasset
Rose nuit
162 pages
Suivant le destin de trois forçats du marché aux fleurs, Coop-Phane compose un pot-pourri saisissant sur l’exploitation du travail humain.
Séparée de sa mère par une chaise minuscule, Nana dort sur la paillasse de droite dans une pièce aux murs noircis. Six jours sur sept, pour un salaire de 35 euros, la jeune femme travaille dans les serres suffocantes de la ferme de Vitchpro en Éthiopie. Le dimanche, elle pourrait aller danser le long de la route qui file à Djibouti. Au lieu de ça, perdue dans ses pensées, elle se demande quand elle est devenue une fille quelconque. Au milieu des gardes avec Kalashnikov en bandoulière, des produits qui détraquent les corps, les filles font des fausses couches et perdent la vue. À 19 ans, Nana est très fatiguée. Dans Zuidas, un quartier d’affaires hollandais dont les tours ressemblent à Gotham, Jan traîne au rayon bagnole ou bricolage. Les pensées toutes plates depuis qu’il a perdu Chloé, il va moins aux filles et “s’endort avec son ordinateur comme les enfants sales avec un chiffon”. Lançant des ordres d’achats pour le géant Floricor, le trentenaire travaille dans un hangar où transite une fleur sur trois vendues en Europe. Il n’aurait pas pensé vivre pour rien et méprise “les oisifs, les flâneurs, ceux qui ont l’air de ne jamais poser, qui traînent au bistrot, qui font l’amour (…)”. À Paris, demande d’asile en poche, Ali propose en terrasse des roses qu’il ne peut plus pifer. Rêvant de cuisine en carrelage, de plonge en restaurant, d’un boulot au sec, il vit avec six autres Ali dans un 30 m2 de Drancy. “La nuit et l’illégalité, quand on les subit, ont tendance à effacer les personnes.” Il y a peut-être un espoir minuscule qui scintille quelque part: faire venir sa femme et son fils restés au Bangladesh. Pour l’heure, son âme glisse à même le sol comme ses Reebok: “Ça couine et ça ne tiendra plus longtemps”.
“La réalité vous frappe comme une claque”
On reconnaît l’écriture claire d’Oscar Coop-Phane, sa singularité tranchante, où la langue court vite, sectionne bien à l’angle. Fruit d’une enquête qui l’a mené en Afrique et aux Pays-Bas, le livre s’infiltre dans les pensées de trois personnages qui ne se croiseront jamais. Entre la caméra à l’épaule des frères Dardenne et le cinéma mental de l’Iranien Kiarostami, le réalisme critique avale toutes les couleuvres de l’exploitation du travail humain. “La méconnaissance est la clé du mécanisme. Elle fabrique des mondes clos les uns aux autres.” Sur le tapis roulant de l’économie de marché, des vies figées, fanées, s’abîment en des désirs mortifères, seule échappatoire. Au plus près de ses personnages, l’auteur de Mâcher la poussière nous fait partager leur vertige de l’effarement. Un livre fort, dont l’impact raisonne longtemps: “Schlak, schlak, le sécateur en cadence et la tige inutile qui tombe au sol, entre deux lignes.”
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