On a rencontré Jean-Baptiste Del Amo, auteur de La Nuit ravagée, un Club des cinq à la sauce Stephen King

Jean-Baptiste Del Amo, ami des animaux et… des monstres, incarnations de nos peurs et désirs enfouis. © @S.G.
Laurent Raphaël
Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Dans son nouveau roman La Nuit ravagée, Jean-Baptiste Del Amo s’empare des codes du cinéma d’horreur pour dépeindre la vie pavillonnaire dans les années 1990. Frissons et éclaboussures garantis.

En quelques livres puissants explorant les ravages du patriarcat sur la cellule familiale, fil rouge notamment du Fils de l’homme, Jean-Baptiste Del Amo a imposé sa voix singulière, organique, soluble dans le fantastique. Pour ce fan de Jean Genet et de Sade, le désir est indissociable de l’effroi, comme l’intime d’une nature domestiquée qui ne demande qu’à s’ensauvager. C’est frappant dans Règne animal, fable écologique interrogeant les identités et les mutations choisies ou subies. Avec La Nuit ravagée qu’il publie aujourd’hui, l’auteur d’Une éducation libertine (Goncourt du premier roman) prend une nouvelle direction. «Après Le Fils de l’homme, j’ai eu l’impression que j’en avais terminé de traiter de la question de la transmission de la violence des pères, même si elle est encore présente en arrière-plan. J’ai eu la sensation que j’étais arrivé au bout d’un chemin et que je devais trouver d’autres espaces et imaginaires à investir.» En l’occurrence ceux de la littérature de genre qui ont bercé sa jeunesse et dont il se saisit avec gourmandise pour raconter les (més)aventures de cinq ados attirés par une maison abandonnée de leur quartier. Dans la lignée d’un Stephen King, le cauchemar est ici le buvard des peurs et des désillusions d’une époque et d’une génération. Un mix de body horror et de satire sociale, d’introspection européenne et de pop culturelle américaine, qui rappelle l’électrisant The Substance avec Demi Moore. Cheveux courts, regard perçant, voix posée et raisonnement coupé au laser, le romancier nous entrouvre les portes de son monde intérieur, forcément hanté.

Comme vos personnages, vous avez grandi dans les années 1990, vous habitiez dans une banlieue résidentielle, et comme eux vous avez dévoré les films d’horreur. Peut-on parler de roman d’inspiration autobiographique?   

Jean-Baptiste Del Amo: Je ne crois pas du tout être un auteur du «je». La Nuit ravagée n’est pas mon histoire. J’avais surtout le désir de tenter de représenter la génération qui a été la mienne et aussi un territoire. Je crois que c’était d’ailleurs la première idée. Parler des lotissements. Une idée qui m’habitait déjà depuis longtemps, mais je n’avais pas trouvé la façon de le faire.

Et vous avez donc opté pour la littérature de genre…

Jean-Baptiste Del Amo: Oui. Pour déplacer mon regard. C’est-à-dire que fondamentalement, je pense que mes interrogations, mes obsessions restent les mêmes parce qu’on travaille toujours avec le même terreau. Mais le fait de changer de registre et d’époque, cela m’a permis de déplacer un peu la focale et d’essayer de saisir autre chose. L’écriture était devenue pour moi une activité trop contrainte, de l’ordre du labeur. J’ai eu envie de retourner à un rapport beaucoup plus ludique à mon travail.

Quel rôle ont joué les films d’horreur dans votre éducation?

Jean-Baptiste Del Amo: Dans les années 1990, il y avait certes quelques films considérés comme de grands films de cinéma –je pense à Shining, à La Mouche ou aux Dents de la mer–, mais globalement, la production horrifique de ces années-là, celle de John Carpenter ou de Wes Craven, appartenait à une sous-culture qui se distinguait par une liberté totale, formelle mais aussi dans le traitement des thèmes abordés. Comme adolescent, j’avais à la fois le sentiment de franchir un interdit –ce n’était pas forcément des films que j’avais le droit de voir– et de découvrir les possibilités infinies de l’imaginaire. Dans les livres ou dans les films de genre, tout était possible, même le plus mauvais goût, le gore ou la représentation des tensions sexuelles. Et puis, de façon beaucoup plus intérieure, je trouvais dans ces imaginaires un écho à des peurs profondes et au sentiment de ma différence en tant qu’homosexuel.

Le genre, plus fort que le réalisme?

Jean-Baptiste Del Amo: Le genre ouvre directement sur la question du désir, du fantasme et des peurs, et c’est un prisme bien plus intéressant pour explorer ces thèmes que le réalisme. Par ailleurs, on est complètement matraqués par la littérature du réel aujourd’hui. Personnellement, ce n’est pas une littérature qui m’excite. Elle a pu donner naissance à de très beaux livres, mais ils avaient alors aussi une ambition formelle. C’est ce que je cherche en tant que lecteur: une expérience de la forme et une expérience de la sensation. Le genre permet ça. Il permet une forme de poésie aussi et d’entrevoir ce qui se trouve au-delà du réel. C’est ça, je pense, la vocation de la littérature.

Vous parlez de sensations. On a l’impression de sentir les odeurs, les matières qui se décomposent. Votre écriture est très sensorielle… 

Jean-Baptiste Del Amo: Cela s’inscrit vraiment dans une forme de sous-genre du cinéma, de la littérature horrifique des années 1990, le body horror, qui a été, je crois, une forme de représentation et d’incarnation de la menace du sida. C’est une des thématiques du roman. La Mouche de Cronenberg, par exemple, a été perçu symboliquement dans ces années-là comme une métaphore de la menace du sida. Même si Cronenberg a expliqué que ce n’était pas son intention première, qu’il voulait avant tout parler de l’expérience de la maladie, de la monstruosité, de la dégradation du corps, quand je découvre le film à l’adolescence, j’ai la sensation de manière très obscure qu’il parle de ma propre peur du virus. Et de notre finitude, de notre matérialité. Des thèmes souvent mis de côté aujourd’hui en littérature, mais qui moi m’intéressent beaucoup et qui m’ont souvent attiré chez d’autres auteurs en tant que lecteur. Comme Sade ou Baudelaire.

«J’ai l’impression que l’expérience humaine, qui est quand même au cœur de la littérature, est loin d’être reproductible par une machine.»

En vous écoutant, on sent un peu de nostalgie. Un sentiment qui traverse aussi le roman… 

Jean-Baptiste Del Amo: Oui, je crois que je suis assez mélancolique de cette époque. Par exemple de toute la culture VHS. Pour moi, entrer dans un vidéoclub, m’attarder devant les jaquettes que je n’avais pas le droit de regarder, ça stimulait beaucoup notre imaginaire. Comme je pense que l’ennui, même si parfois il nous exaspérait, nous permettait d’accorder du temps aux livres, aux films, de développer notre imaginaire, en fait. Et ça, c’était très précieux. Je ne diabolise pas pour autant les écrans. Je pense que les réseaux sociaux, par exemple, ont aussi permis à certains jeunes de trouver d’autres modèles. Dans les années 1990, pour un jeune homosexuel de province, il n’y avait aucun référent positif. Ce que j’aurais sans doute eu si j’avais eu accès à une communauté à travers les réseaux. Mais ce temps de l’ennui permettait effectivement d’explorer d’autres horizons, notamment à travers la lecture, à travers les films.

Outre les références évidentes à Stephen King, est-ce qu’un auteur comme Bret Easton Ellis ne vous a pas aussi inspiré? Pour son art du portrait désenchanté de la jeunesse…   

Jean-Baptiste Del Amo: En effet. Je n’ai pas lu Bret Easton Ellis dans les années 1990 quand il a explosé. En revanche, il y a deux ans, j’ai découvert son roman Les Eclats. Et en lisant ce livre, je crois que j’ai compris deux choses. C’est un livre que j’ai trouvé stylistiquement assez plat, mais qui dégageait une vraie mélancolie. Et je me suis dit que j’étais capable de faire la même chose en maniant mes propres références. Ellis ose s’aventurer pleinement dans le genre –pour le coup plutôt le thriller– pour faire revivre le microcosme universitaire de la Californie des années 1970. La lecture de ce livre m’a donné la légitimité pour représenter l’univers dans lequel j’ai grandi, cette génération et ces années-là.

Le motif de la maison abandonnée est un classique du film d’horreur. Comment avez-vous tenté de le moderniser?

Jean-Baptiste Del Amo: La mythologie de la maison hantée a largement été explorée en littérature. Mais ce sont souvent des demeures gothiques, des châteaux ou des hôpitaux psychiatriques abandonnés. Je voulais vraiment prendre le contrepied, mettre en scène une maison en apparence tout à fait ordinaire, mais qui ouvre effectivement sur des espaces démultipliés, comme une boîte noire ou comme un écran blanc sur lequel pourraient se projeter les désirs et les peurs des personnages. Et puis, je voulais aussi que cette maison contamine l’organisme du roman lui-même et l’imaginaire du lecteur, que quand il s’aperçoit qu’il a entre les mains un roman d’horreur, ça soit trop tard pour s’échapper et qu’il soit coincé à l’intérieur lui aussi…

Un vent de liberté souffle sur votre roman, chacun des ados tentant de s’accepter tel qu’il est. Une ouverture d’esprit qui tranche avec le climat actuel. Redoutez-vous le tour de vis moral et ses conséquences?

Jean-Baptiste Del Amo: Je pense qu’il y aura toujours des espaces de résistance. En revanche, en effet, je pense qu’on aurait vraiment tort de penser que le mouvement de censure qui sévit aux Etats-Unis ou en Hongrie ou en Italie ne nous atteint pas. Il a libéré un discours conservateur, un discours de haine. En particulier envers les communautés queer ou les expressions artistiques queer. Récemment, j’étais à Marseille, accueilli dans une librairie qui, l’an dernier, avait fait une vitrine pour le «Mois des fiertés» et la vitrine a été vandalisée. J’ai fait l’erreur de croire que le combat pour nos acquis sociaux était gagné. En gros, que sur la question de l’égalité des droits, finalement, c’était la génération d’homosexuels avant la mienne qui avait déjà gagné le combat et que les choses suivraient naturellement leur cours. Malheureusement, je pense que ces quatre dernières années nous montrent que non seulement rien n’est acquis, mais aussi que cette haine, elle couvait et qu’elle attendait juste la possibilité de s’exprimer de manière bien plus violente à nouveau. Donc, il faut être extrêmement vigilant et il faut, je crois, continuer de lire les auteurs queer, les auteurs pédés, les auteures gouines. Je pense que c’est très important parce que ce sont des espaces de lutte pour nos droits et pour l’imaginaire tout simplement.

Difficile d’échapper à la question sur l’intelligence artificielle. L’utilisez-vous?

Jean-Baptiste Del Amo: Comme tout le monde, j’ai essayé et j’ai été assez consterné par les résultats. Donc non, je ne peux pas dire que ce soit un outil pour moi aujourd’hui, et je ne crois pas non plus que l’IA constitue véritablement une menace. J’ai l’impression que l’expérience humaine, qui est quand même au cœur de la littérature, est loin d’être reproductible par une machine. Cela étant, je pense effectivement qu’il y a tout un courant de la littérature sans ambition artistique ou politique qui pourra très rapidement être imitée par l’intelligence artificielle, mais ce n’est pas celle que je lis.

La Nuit ravagée

Roman de Jean-Baptiste Del Amo. Gallimard, 464 p.

La cote de Focus: 4/5

Il sont cinq, cinq adolescents coincés dans une banlieue pavillonnaire de Toulouse au cœur des années 1990. Pour tromper l’ennui, ils dévorent les films d’horreur et fument des pétards. Une adolescence ordinaire à première vue. A première vue seulement, chacun bataillant en secret avec son trauma: harcèlement pour Mehdi, homosexualité refoulée pour Max, violences familiales pour Lena. Le suicide mystérieux d’un jeune de leur bahut va secouer la torpeur ambiante, et démultiplier l’attraction qu’exerce sur eux une maison abandonnée du lotissement. Ce qui ressemblait à une satire sociale bascule alors dans le fantastique puis carrément dans le body horror. Car ce sont leurs peurs et désirs les plus profonds qui les attendent de l’autre côté du seuil, architectes d’un univers parallèle démoniaque qui aurait pu être scénarisé par Edgar Allan Poe et mis en images par John Carpenter. Entrez si vous osez

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