Nouvelles traductions de classiques: «Le but principal, au fond, est de toucher des lecteurs, que ce roman soit découvert, lu, relu, apprécié»

Une nouvelle traduction des Frères Karamazov de Fiodor Dostoïevski? Sophie Benech en livre sa propre "interprétation", comme le ferait un musicien avec une partition.

Sophie Benech vient de traduire pour les Editions Zulma le texte à l’origine de sa passion pour la littérature russe, Les Frères Karamazov de Fiodor Dostoïevski. La traductrice du russe vers le français évoque ici sa pratique et le phénomène des retraductions. 

Avec plus de 70 traductions à son compteur, de textes aussi bien contemporains que classiques, Sophie Benech est une figure incontournable de la traduction littéraire en francophonie. Elle est par ailleurs lauréate du Grand Prix de la traduction de la Société des Gens de Lettres (SGLD) et du Ministère de la Culture, et a cofondé les Editions Interférences.

Comment qualifieriez-vous votre travail en tant que traductrice?

C’est avant tout un travail d’interprète, analogue à celui d’un interprète de musique: je lis un texte en russe, puis je le joue dans ma propre langue en m’efforçant de susciter les impressions et les émotions que j’ai ressenties. Il y a donc là une part de création, mais à partir d’une œuvre qui existe déjà. On pourrait aussi parler de transposition: on transpose un morceau de musique écrit pour piano (la langue russe), par exemple, afin de le jouer au violon ou au violoncelle (la langue française).

«Les traducteurs cherchent à rester davantage fidèles au texte original, quitte parfois à bousculer les habitudes des lecteurs français.»

Une traduction est-elle d’abord une lecture? Quelle est la part de la subjectivité dans l’acte de traduction, et le poids de l’époque? 

Il y a deux éléments qui jouent ici. Tout d’abord l’époque. Les principes observés par les traducteurs ont changé au fil du temps. Pour ce qui est du français, autrefois, l’important était d’adapter le texte que l’on traduisait afin qu’il soit reçu par le lecteur, et donc de le «franciser» le plus possible, en allant même parfois jusqu’à changer des éléments de l’intrigue ou du dénouement si on estimait qu’ils pouvaient être choquants. Et je ne parle même pas de la langue, du style, qui devaient répondre à certains canons en vigueur. C’est de cette façon que nombre de grandes œuvres écrites dans des langues étrangères ont pénétré dans la culture française, et peut-être n’auraient-elles pas pu exercer l’influence qu’elles ont eue si elles n’avaient pas été «remodelées». Qu’en savons-nous? Peut-être était-ce un processus nécessaire pour que les mentalités apprennent peu à peu à intégrer des perceptions étrangères du monde. Quoiqu’il en soit, nos principes, aujourd’hui, ne sont plus les mêmes: les traducteurs cherchent à rester davantage fidèles au texte original, quitte parfois à bousculer les habitudes des lecteurs français –certains mettent même un point d’honneur à le faire. En ce sens, les anciennes traductions ont «vieilli», d’autant que les critères auxquels se conformaient les traducteurs en ce qui concerne la langue française ont eux aussi évolué.

Que veut dire exactement «rester fidèle au texte original»?

Un texte existe par lui-même, mais il ne se met réellement à vivre que lorsqu’il est lu. Et la vie qui lui est insufflée, les échos qu’il éveille diffèrent selon chaque lecteur. Un traducteur a lui aussi sa propre lecture. C’est cette lecture personnelle qu’il va s’efforcer de rendre, avec son art personnel de jouer avec la langue française. Donc, une traduction est obligatoirement un peu subjective. Je dis un peu, car il y a au départ un texte qui, lui, existe objectivement. Mais notre lecture à nous, traducteurs, est subjective. De même que notre façon de ressentir et de manier la langue française. Mais il va de soi que le traducteur doit s’effacer devant l’auteur, qu’il doit faire entendre non sa voix à lui, mais celle de l’auteur telle qu’il l’a entendue.

Quelle est la place des traductions précédentes dans le travail de retraduction? S’ajoutent-elles aux différents outils et possibles appareils critiques, biographiques dont vous disposez à côté du texte original?

Pour ma part, en ce qui concerne Les Frères Karamazov, mais aussi l’œuvre d’Isaac Babel, que j’ai retraduite, j’avais lu certaines traductions précédentes, mais je ne m’y réfère pas pendant mon travail, sauf parfois sur des points précis où je vais voir comment mes collègues se sont débrouillés, mais regarder les autres traductions est plutôt un handicap. Je cherche à rendre le texte, sa musique, sa tonalité, telles que je l’ai entendu moi, donc j’évite les interférences qui peuvent fausser ma perception. En revanche, je lis tout ce qu’il est possible de trouver sur l’auteur, sa biographie, sa correspondance, son entourage, je lis des souvenirs sur lui, j’essaie même de me rendre dans les endroits où il a vécu. Dans ce cas, il s’agit plutôt de me plonger dans l’univers de l’écrivain. Pas dans l’histoire des traductions du livre.

«Il ne s’agit pas de moderniser, mais de rendre vivant.»

Y a-t-il une tension entre rendre un texte moderne, et le moderniser? 

Pour moi, il ne s’agit pas de moderniser, mais de rendre vivant. Tout en restant fidèle. Si le texte original est très inscrit dans une époque (romantique, par exemple), il doit aussi l’être en français. S’il est intemporel dans l’original, il doit l’être aussi en français. Pour ce qui est de Dostoïevski, il emploie un vocabulaire qui, pour l’essentiel, n’a pas vieilli en russe. Je tente donc d’employer en français un vocabulaire équivalent. Pour donner un exemple: certains mots russes, courants au XIXe et au début du XXIe siècle, ont été traduits dans les anciennes traductions par «scélérat» ou «coquin». Des termes qui n’ont plus guère cours aujourd’hui en français parlé. Mais les mots russes, eux, sont toujours employés. Je dois donc, dans ce cas-là, trouver des mots français qui étaient usités au XIXe et le sont toujours aujourd’hui… Dans l’exemple que je viens de donner, «salaud» était une solution.

Quels étaient les plus grands enjeux pour vous avec la retraduction des Frères Karamazov?

L’important était d’une part que je parvienne à rendre la musique, les intonations, l’atmosphère de ce roman telles que je les ressentais, et d’autre part que ma traduction soit suffisamment différente des précédentes pour justifier une publication. C’est la raison pour laquelle, avant de me lancer dans cette entreprise, j’ai traduit à titre d’essai plusieurs chapitres. Pour le premier point, c’était moi qui pouvait en juger, pour le second, c’est mon éditrice qui a eu le dernier mot. Elle a trouvé que ma traduction était justifiée. Le but principal, au fond, est de toucher des lecteurs, que ce roman soit découvert, lu, relu, apprécié. Et comme c’est un livre capital de la littérature occidentale, il mérite de pouvoir l’être dans différentes traductions, afin que chacun puisse choisir celle qui le touche le plus. C’est le cas pour toutes les grandes œuvres: Shakespeare ou Dante existent bien dans plusieurs traductions…

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