Michel Pastoureau voit la vie en rose: “Cette couleur reste associée à la douceur, à la féminité et au bonheur”
Michel Pastoureau poursuit son exploration historico-chromatique avec le rose. Une couleur longtemps dépourvue de nom, liée à la chair et particulièrement chargée aujourd’hui par rapport aux questions de genre.
Quand il s’est lancé dans l’étude des couleurs, l’historien français Michel Pastoureau ne pensait pas que le sujet l’occuperait pendant 50 ans. Après une série d’ouvrages « polychromes », dont Figures et couleurs. Études sur la symbolique et la sensibilité médiévales (1989), Dictionnaire des couleurs de notre temps (1992), Jésus chez le teinturier. Couleurs et teintures dans l’Occident médiéval (1998), Les Couleurs de nos souvenirs (2010) ou encore Une couleur ne vient jamais seule (2017), il a entamé en 2000 une série de livres « monochromes », traitant chaque couleur individuellement: Bleu, Noir, Vert, Rouge, Jaune et Blanc. « Je pensais m’arrêter là, avec les six couleurs de base de la culture européenne, confie-t-il, mais je me suis rendu compte que j’avais assez de matière pour écrire des livres entiers sur les cinq couleurs du deuxième rang. » Et c’est au rose qu’il revient d’ouvrir cette deuxième série de livres.
Barbieland
Un choix judicieux de la part de l’historien, car le rose est particulièrement lourd de significations en ce début de troisième millénaire. Pensons par exemple au rose des Pussyhats, ces bonnets en tricot créés en réaction aux propos sexistes de Donald Trump, qui s’apprêtait alors à prendre la présidence des États-Unis, et portés notamment aux Marche des femmes du 21 janvier 2017. Ou au torrent de rose qui a inondé les écrans de cinéma et les médias à l’été 2023, avec le blockbuster de Greta Gerwig, Barbie. Dans ce film classé aujourd’hui 14e sur la liste des plus gros succès du box-office mondial, Margot Robbie, dans la peau de Barbie, évolue dans un monde entièrement paré de rose, Barbieland. Maisons roses, voitures roses, routes roses, plage rose et bien sûr garde-robe entièrement roses. « J’ai vu le film, explique Michel Pastoureau, et, si mes filles ont adoré et m’ont dit qu’il fallait le prendre au 36e degré, j’ai trouvé ça effroyable visuellement. C’était trop de rose. Dans bout à l’autre, il n’y avait pas un pouce de couleur verte. » Vérification faite, on trouve bien quelques palmiers en plastique et l’un ou l’autre cactus dans les scènes de Barbie, mais on peut comprendre l’écœurement de l’historien, imprégné de son sujet.
Si la poupée Barbie, lancée par Mattel en 1959 a été selon Michel Pastoureau un « agent de promotion de la couleur rose » qui a contribué à fortifier le lien entre le rose et les fillettes, l’association entre le rose et le genre féminin est apparue tardivement dans l’Histoire de cette couleur.
Werther et Charlotte
Comme le retrace Michel Pastoureau dans son livre abondamment illustré, le rose, teinte absente de l’arc-en-ciel, a la particularité d’avoir longtemps été privé de nom: « Même si on l’observe dans la nature, par exemple dans le plumage de certains oiseaux ou dans le ciel au soleil levant ou couchant, le rose est resté longtemps sans être nommé, sans être classé, explique-t-il. Il faudra attendre la fin du XVIIe et le début du XVIIIe siècle, et la création de nouvelles variétés de rosiers aux fleurs rose, pour que l’on désigne en français la couleur par la fleur. En anglais, le processus est assez semblable, sauf qu’il ne s’agit pas de la rose, mais de l’œillet, pink.«
Avant cela, en français, on utilise pour certaines nuances de rose le terme « incarnat » (dérivé de carne, la chair), puisque le rose est associé à la peau. Dans l’Histoire de l’art, de l’Antiquité à l’époque contemporaine, que ce soit dans les portraits funéraires du Fayoum (Égypte, IIe siècle), les enluminures médiévales, chez Rubens, Toulouse-Lautrec ou Picasso – »période rose« , bien sûr, même si Michel Pastoureau précise que Picasso lui-même n’aimait pas cette appellation, avant tout commode d’un point de vue pédagogique-, le rose sert à reproduire la teinte de la peau, celle du visage ou des corps dénudés.
Si les chairs féminines sont souvent plus claires que les masculines, le rose reste pendant des siècles une couleur non-genrée. Dans les vêtements, il est porté aussi bien par les hommes que par les femmes. Cela commence à changer à la fin du XVIIe siècle (au moment justement où le rose reçoit un nom), lors de la publication des Souffrances du jeune Werther. Édité en 1774, le premier roman de Goethe, monument du romantisme, va devenir un énorme succès de librairie, un des plus célèbres romans de la littérature allemande, et va marquer la jeunesse de l’époque. « Goethe y décrit Werther portant une veste bleue et un pantalon jaune, et Charlotte avec « une simple robe blanche, avec des nœuds de ruban de couleur rose aux bras et sur la poitrine« , cite l’historien. Pendant trois générations, les jeunes gens vont vouloir s’habiller comme Werther et Charlotte. On en a la preuve à travers de multiples textes, images, documents comptables, etc., concernant surtout la société des classes moyennes et favorisées. Le XVIIIe siècle est le grand siècle du rose. »
Associé au XXe siècle aussi bien à la propreté (savons, salles de bains, papier toilette…) qu’à la pornographie (le téléphone rose…), affiché aujourd’hui sur des maillots de sportifs, le rose est en tout cas une couleur qui ne passe pas inaperçue. « Le rose attire l’attention. Dans la rue, nous en voyons très peu, et il n’y a pas beaucoup d’animaux roses –à part les cochons et les flamants roses. Cette couleur, pas si fréquente, reste associée à la douceur, à la féminité et au bonheur« , souligne Michel Pastoureau, qui s’apprête à cesser bientôt de voir la vie en rose pour se dédier… au violet.
Rose – Histoire d’une couleur****, de Michel Pastoureau
éditions du Seuil, 192 pages.
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