Maylis de Kerangal signe un faux-thriller avec son Havre en toile de fond

Maylis de Kerangal: "La réalité est tellement dingue qu’on ne parvient pas forcément à tout écluser.” © F. Mantovani / Gallimard
Fabrice Delmeire Journaliste

Détournant une enquête policière, Maylis de Kerangal brasse nos désordres contemporains dans Jour de ressac, portrait de femme tout en intériorité. Sur l’écume des jours, rencontre avec une écrivaine passionnée et passionnante.

Après avoir brillé au travers du roman choral (Naissance d’un pont, Réparer les vivants), Maylis de Kerangal se dévoile davantage. Dans Jour de ressac, l’autrice se saisit du “je” pour marcher dans les traces d’une héroïne arpentant la ville du Havre où elle a grandi. Débutant comme une enquête policière sur l’identité d’un homme défiguré, le livre embarque bientôt pour une traversée existentielle. Concentré sur une journée, hanté par les échos de l’actualité (flux migratoires, intelligence artificielle, narcotrafic ou ghosting), le roman entrelace ses nombreux motifs tout en se gardant de tout pathos. De son flow si particulier, mystérieux et fascinant, Maylis de Kerangal dévisage les voix et le tumulte intérieur dans une époque d’incommunicabilité où “parler à quelqu’un relève de la prouesse.” 

Peut-on dire que l’on vous devine derrière cette narratrice anonyme qui arpente Le Havre où vous avez grandi?

Je voulais me découvrir davantage. Dans les romans précédents, je suis complètement dissimulée, indétectable. Tout le monde ne peut pas écrire Mrs Dalloway, de Virginia Woolf, ou les livres de Faulkner. L’auteur qui est devant son livre, ça me gêne, je n’aime pas trop ça comme lectrice. Je veux être libre. Ici, on a une psyché, le cadre optique de cette femme, mais il y a beaucoup de choses de moi. J’étais méfiante par rapport au récit de flux de conscience, les textes peuvent être flasques ou très agités… Mais je sentais que je ne pouvais pas faire autrement: c’est un peu “ma ville”. Je me suis dit: “Alors, toi aussi, tu vas écrire au je” (sourire). Si on perd en possibilités narratives, on gagne l’oralité, la présence, une forme de grain de voix, et ça c’est énorme.

L’héroïne se construit en regard de ses rencontres, du récit des autres, dans un jeu de vases communicants.

C’est lié à son travail de doubleuse: elle aime les histoires, en raconte, en lit, en enregistre. Ça explique aussi l’abondance de motifs. Sur le papier, le bombardement du Havre, un cadavre, les Ukrainiennes, la médecine légale, on peut se dire “oh là, qu’est-ce que c’est que ce truc…” Le roman n’a pas vocation à prendre en charge ces motifs mais à être traversé par eux. La vie, c’est ça: le matin on a un gouvernement, il y a encore eu un naufrage à Calais… À la fin de la journée, il y a un récit plein de faux raccords. La réalité est tellement dingue qu’on ne parvient pas forcément à tout écluser.

Comment avez-vous choisi les thèmes que viennent affleurer: le naufrage, les réfugiées, l’IA, le phénomène du ghosting?

C’est le trajet du livre. Le point de départ, c’est ce naufrage dans la Manche avec le conflit des eaux territoriales. Je pars de cette image du corps d’un homme sur des galets, une image intensément contemporaine: tout le monde la connaît. L’idée qu’on n’arrive pas à identifier les gens, cette douleur de ne pas pouvoir porter sa mémoire, c’est une espèce de déni de dignité… Les histoires de l’IA sont arrivées quand j’ai entendu que des pans entiers de comédiens de doublage allaient se retrouver sans travail. Surtout que certains avaient été spoilés de leurs voix pour nourrir des puissances de calcul. La question des migrants portait aussi sur la question de l’identification. À un moment, j’avais un matériel hyper cohérent. Écrire vous met dans un état de concentration qui vous permet de capter autre chose que la fiction qui vous intéresse. D’autres choses viennent s’étager et ça c’est vraiment extraordinaire. 

 Comment traiter du politique tout en se préservant du roman à thèse?

J’ai attrapé en stéréo à la fois l’Ukraine et Gaza. Ce matériel est venu dans le temps de l’écriture, comme des éraflures, une puissance très organique. J’étais dans un livre avec des échos, des résonances… Le rapport du roman et de la politique, c’est une grosse question. Est-ce que je pourrais plus m’engager? “Il faut que j’ai l’air d’être la fille, l’auteur super, de gauche, tout ça”, cette idée ne m’intéresse pas tellement. La question migratoire est une question à laquelle je suis connectée, via la mer, le bateau, etc. J’ai toujours une réticence à en faire un motif, comme si le roman était un prétexte. Le côté inactuel du roman, c’est un trésor qui permet d’irradier très loin, très longtemps. Ça joue sur des zones de la sensibilité très profondes. Mais si je peux dire un truc sur le fait que des gens considèrent que la ligne fictive de partage des eaux entre l’Angleterre et la France est plus importante que la vie humaine, alors là ça sort tout seul. Je me débats avec tout ça. 

Le livre baigne dans une forme de mystère, et recèle une énigme qui peut faire penser au cinéma d’Antonioni…

Oui, tout ce qui est de l’ordre de l’incommunicabilité. L’idée que les choses sont recélées dans le fond du langage et mettent du temps à affleurer. Je pense à L’Éclipse, à L’Avventura, un film avec beaucoup de silence, des rapports un peu brutaux dans un décor très minéral et marin qui n’est pas sans lien avec Le Havre. Ce qu’il y a de fort chez Antonioni, c’est la façon dont il filme les visages comme l’énigme alpha des êtres, avec cette direction d’acteurs qui tend vers l’impassibilité. Les visages sont dilatés dans leur beauté. J’essayais de capter ça, de dévisager des voix. Tout ce qu’on ne sait pas savoir mais que l’on porte en nous. C’est comme si je parlais du métier de romancière. 

Inviter le lecteur à faire une partie du chemin pour s’accaparer le livre, c’est faire le pari de la subtilité?

J’adore l’idée qu’on écrit à deux. Si le lecteur n’est pas une entité sociologique que je dois séduire, c’est une altérité qui est présente, il a sa place. Par exemple, je lui rends la fin des livres… Ce n’est pas du tout un geste de flemme: le lecteur peut se raconter quelque chose. Ce sont deux libertés qui dansent, celle de l’auteur et du lecteur. Je n’aime pas les livres qui tiennent des discours. La littérature est faite pour déclencher des émotions, susciter des questions,… Comme lectrice, je suis très preneuse de ça, ce livre je l’aime beaucoup pour ça.

Jour de ressac ****, de Maylis de Kerangal. Verticales, 256 pages

Appelée par la police pour reconnaître un corps sur la plage du Havre, une doubleuse de cinéma est surprise par l’affolement que l’enquête fait surgir en elle. À presque 50 ans, revenant dans la ville où elle a “poussé comme une herbe folle”, l’artiste-interprète de la voix arpente la plage où les souvenirs se sont déposés tels un “cordon de galets qui fait mal au cul”… Et la mémoire de venir buter sur la jetée d’un premier amour volatilisé dans le silence radio.

Sous couvert de faux-thriller, Maylis de Kerangal harponne son lecteur avant de glisser subtilement vers une quête existentielle, à l’instar de Modiano ou des films d’Antonioni. Brassant flux migratoires et statut des réfugiés, intelligence artificielle ou ghosting, le livre entrelace ses motifs comme des lignes de basse. Au travers d’une flânerie oblique et immersive, l’autrice de Réparer les vivants se dévoile davantage tout en cherchant à “dévisager des voix” dans une époque où “parler à quelqu’un relève de la prouesse.” À la fois historique (le bombardement du Havre) et hyper connecté au tumulte contemporain, ce texte minéral embarque pour une traversée toute en échos et vibrations. Sa plus belle énigme demeure la façon dont il trotte longtemps en tête. “Seuls les sentiments sont fiables pour s’orienter.”

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