Marin Ledun, nicotinement vôtre
Auteur d’une vingtaine d’ouvrages (Les Visages écrasés) et de romans noirs (Au fer rouge), Marin Ledun publie avec Leur âme au diable son opus le plus ambitieux à ce jour. Soit une fresque crépusculaire et tentaculaire de 1986 à 2007 autour de la toute-puissante industrie du tabac.
Les hasards du calendrier sans doute. Dans son édition des samedi 20 et dimanche 21 mars dernier, Libération publie une enquête de deux pages intitulée Le lobby du tabac drague les jeunes à coups de poudre sous la plume de Charles Delouche-Bertolasi. Ce dernier explique notamment comment une compagnie comme la British American Tobacco se positionne sur les réseaux sociaux pour séduire les futurs consommateurs avec de nouveaux produits comme de la poudre de nicotine à sucer.
Dans Leur âme au diable, sorti début mars, et sous couvert de la fiction et d’une enquête criminelle -le braquage au Havre le 28 juillet 1986 de deux camions-citernes remplis d’ammoniac laissant sept morts sur le carreau-, Marin Ledun livre un roman spectaculaire sur la souveraineté de l’industrie du tabac qui laisse un consommateur sur deux définitivement sur le flanc. Comme la trilogie de Don Winslow (La Griffe du chien, Cartel, La Frontière) consacrée à la lutte contre la drogue ou celle de Frédéric Paulin (La guerre est une ruse, Prémices de la chute, La Fabrique de la terreur) sur le terrorisme radical, Marin Ledun prend deux décennies pour étayer son propos. Soit une industrie en mode roi du pétrole que l’auteur a analysée en lisant tout ce qui était possible de consulter « y compris Golden Holocaust – La conspiration des industriels du tabac de Robert N. Proctor, la bible américaine sur la fabrique de l’ignorance, la manipulation et le mensonge« , explique le romancier qui a travaillé pendant cinq ans sur cette version nicotinée du docteur Faust.
« Le choix de fixer le récit entre 1986 et 2007 n’est pas un hasard, poursuit Marin Ledun. C’est le moment où émerge un discours sur la santé, ce sont les années fric, une liberté qu’on regrette aujourd’hui avec une menace qui commence à planer dans la foulée des attentats du métro Saint-Michel. La loi Évin (visant à lutter contre le tabagisme et l’alcoolisme, NDLR) est votée le 10 janvier 1991. C’est une période charnière et pour la cigarette, les règles changent; le marketing s’adapte avec des moyens colossaux, redéfinit les règles avec une armée d’avocats, des énarques qui vont devenir des cadors de cette industrie. Depuis, elle ruse parce que la cible principale reste la jeunesse. Dans cette logique, il n’y a rien d’étonnant à ce que les produits de substitution envahissent le marché aujourd’hui. »
Leur âme au diable est aussi passionnant qu’il donne envie au fumeur de mutiler son ultime mégot dans le cendrier. Fascinant parce qu’au-delà de l’enquête en elle-même, qui suit la route de la nicotine comme on suivrait celle de l’opium, Ledun, parfaitement documenté, décrit tous ces mécanismes hallucinants de ce lobby quasi intouchable qui véhicule tous les ingrédients du roman noir: alcool, dope, escort-girls, manipulation à tous les étages, pressions diverses et variées, bref, c’est l’enfumage total, sans mauvais jeu de mots. Ou l’« enculerie », pour paraphraser Henri Duflot, le personnage de Jean-Pierre Darroussin dans Le Bureau des légendes.
Constat amer
La grande question, au bout du compte, c’est de se demander non pas pourquoi on a commencé à fumer adolescent parce que ça, on le sait. Le côté bad boy, on roule des mécaniques, la coolitude auprès des filles et des garçons, « on fait comme au cinéma » à l’image de son acteur ou actrice préféré qui fume cigarette sur cigarette comme The Big Lebowski enfile les White Russian. Non, la vraie question est de savoir pourquoi le fumeur (Marin Ledun tout comme l’auteur de ces lignes) continue à consommer cette saloperie. Pour l’écrivain, le constat est plutôt amer. « Bien sûr, certaines personnes arrêtent quand d’autres, comme nous, sont acquis à la cause. On fume parce qu’on y est incité depuis notre plus jeune âge, constate-il. Du fait de la puissance de ce grand récit imaginaire que l’industrie du tabac nous raconte depuis près d’un siècle. Un récit à base de subversion, de sadomasochisme, de peur, d’illusion, d’émancipation, de liberté, de séduction, de sexe aussi. D’une certaine façon, on fume parce que la voix multiple de ce grand récit nous l’ordonne. Avec ceci d’étrange que ce discours tient en une injonction paradoxale: « Fumez parce que cela menace de vous tuer donc cela vous rend plus vivants et libres ». C’est toujours cette histoire de mort et de vie, de peur et de plaisir à la base de tout discours publicitaire et manipulatoire. »
Intarissable sur le sujet, Marin Ledun ne peut s’empêcher de dresser un parallèle avec la gestion de la pandémie qui met une partie du globe sous cloche depuis plus d’un an. « L’industrie du tabac génère une crise sanitaire depuis ses débuts. Elle est organisée, en France, avec le soutien de l’État jusqu’à la loi Évin. En 2021, cette même industrie tient encore la barque face aux associations anti-tabac qui font un travail formidable. On réalise gentiment aujourd’hui que derrière la question de la maladie et des morts causés par ce virus, les enjeux économiques et politiques sont énormes. Lorsque la France est confinée le 16 mars 2020, tout est fermé sauf les grandes surfaces et les bureaux de tabac alors qu’un virus s’attaque aux capacités respiratoires. » Une dernière taffe pour la route?
Leur âme au diable, de Marin Ledun, éditions Gallimard/Série Noire, 608 pages. ****
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