Tressaillir
Roman de Maria Pourchet. Editions Stock, 336 pages.
La cote de Focus: 4,5/5
Michelle voit la fin de son couple arriver, alors elle décide de «défaire sa vie», et de partir. Dans un premier mouvement, Maria Pourchet s’attache à envisager la rupture non pas comme une coupe sèche, mais comme un arrachement douloureux qui s’inscrit dans un temps long. Face à l’usure, Michelle se disloque, à l’image de sa peau qui part en lambeaux. Jusqu’à ce que le départ se mue en retour, dans la forêt vosgienne, berceau des origines, de la peur première qui semble encore dicter sa loi à l’héroïne. Ce mystère à élucider, c’est aussi le moyen pour elle de refaire sa vie, après l’avoir défaite, reconstruire une identité abandonnée sur l’autel du couple, pour réessayer. Partir, ça s’éprouve et ça s’apprend, semble nous dire Tressaillir, roman fulgurant à la langue vibrante, parfois drôle, souvent confrontant, et finalement vivifiant.
Le temps de huit romans et douze ans de carrière, Maria Pourchet a ausculté, trituré même, ce qu’être femme signifie en ce premier quart de siècle du nouveau millénaire. Maternité, adultère, rapport au travail, mais aussi amour et sexe après MeToo, autant de matériaux explorés dans une langue incisive, au plus près des affects de ses personnages, qui leur colle à la peau comme aux yeux des lecteurs. Une langue crue, qui manie avec une âpre virtuosité le sens de la formule et l’art du changement de registre, et qui dans Tressaillir, son dernier livre, se heurte et trébuche au rythme de Michelle, héroïne embarquée dans un processus de séparation qui révélera ses peurs les plus primales.
Quelle est l’étincelle à l’origine du livre?
Maria Pourchet: En général, quand j’entreprends ce genre de livres qui, sans être autobiographique, exploite les émotions et les expériences qui ont été les miennes dans des réalités sociales et matérielles que j’invente, c’est qu’il y a quelque chose de résiduel qui m’encombre, me blesse, me réveille parfois la nuit. J’ai moi-même vécu une séparation traumatique, alors qu’il faut organiser une garde alternée tout en quittant son âme sœur. Même si les raisons sont bonnes de se séparer, c’est toujours une déflagration. Pour soigner la blessure, j’avais besoin d’écrire un livre.
Quel est le déclic qui amène la bonne forme pour transcender la blessure?
Maria Pourchet: C’est quand m’est apparu le motif central de la biche. La narratrice, Michelle, est surnommée «biche», car elle a peur de tout; à l’origine de sa vie, quelque chose l’a terrorisée. La quête de ce livre consiste à déterminer quelle a pu être cette peur. C’est un livre sur la peur, en réalité, parce qu’une fois la décision prise par Michelle de quitter son foyer, là où elle pouvait imaginer du repos, de l’insouciance, elle éprouve à la fois la douleur ulcérée de l’arrachement, la perte de repères et d’habitudes, mais elle est rattrapée par une peur très ancienne, celle d’être toute seule, et de redevenir une proie, exposée. Autant elle était mal avec un homme, autant elle se dit maintenant qu’elle ne s’en sortira pas sans, ce qui est quelque chose d’assez infamant à réaliser aujourd’hui. La biche, animal totem, incarne la peur dans ses deux fonctions. D’abord, courir pour sa survie –c’est l’un des animaux de la forêt qui repère le plus vite le danger et qui a les meilleures stratégies pour l’éviter. Par ailleurs, la biche court très longtemps, et cette course peut l’empoisonner, la fatiguer, lui faire perdre son instinct. La peur peut aussi être morbide.
Vous traitez la rupture non pas comme un geste sec et rapide mais comme un processus qui se vit dans le temps…
Maria Pourchet: Une rupture est d’autant moins un moment arrêté quand on rompt avec quelque chose de structurant comme peut l’être un couple, une vie de famille. Ça réveille toutes les ruptures précédentes qui n’auraient pas été soignées, ça fait résonner la douleur. Michelle, ça la renvoie à la rupture d’avec son territoire, les Vosges, une rupture d’avec l’enfance. Tous les gens qui ont subi un divorce à l’âge adulte vous diront la même chose: on ne s’en rend pas compte tout de suite, mais cela crée une réaction en chaîne vers le passé.
Ce départ, d’ailleurs, est aussi un retour.
Maria Pourchet: L’identité est mise à l’épreuve lors de la séparation. L’identité sociale, c’était devenu «être deux», sans qu’on s’en rende compte. Quand on redevient un, dans un premier temps, c’est très fragilisant. Il faut retrouver la personne d’avant, l’autonomie psychique, intellectuelle, pas seulement matérielle. C’est aussi l’une des raisons pour lesquelles on retourne là d’où l’on vient.
C’est un retour, et aussi une bifurcation, une forme de dédoublement du chemin, quand Michelle explique que chaque moment vécu, elle fantasme ce qu’il aurait été si elle était restée avec son compagnon.
Maria Pourchet: C’est encore un autre chemin, plus virtuel, peut-être le pire. Il y a une part de nous, dans ces moments-là, qui vit comme un fantôme la vie qu’on a quittée comme si elle se poursuivait ailleurs. C’est une façon de donner corps à la culpabilité et au regret. Dans un premier temps, Michelle a beaucoup de mal à se défaire de ce qu’elle appelle «le continent premier». Elle fait le lien avec l’immigration. Même si on a quitté volontairement son pays, une part de nous continue d’y vivre. C’est un impossible deuil.
«Défaire une vie à l’âge adulte, c’est ce qu’on peut faire de plus lourd dans une existence.»
Elle part parce que son corps a parlé à travers une maladie de peau qui la met en action.
Maria Pourchet: Quand beaucoup de choses sont tues, ne peuvent pas être dites, quand on essaie de se mentir, le corps parle à votre place. Et c’est souvent la peau qui réagit. Michelle dit qu’elle aurait pu ne pas partir, elle avait plein de raisons pour ça, mais sa peau est partie en premier, à travers une dermatite de contact qui la dévorait. Quand on ne sait plus quoi faire, penser, où aller, on peut atteindre un état où c’est le corps qui vous dit où vous en êtes. C’est le tressaillement, la pulsion qui annoncera la suite.
Ce que le texte montre aussi, c’est que les mots qu’on met sur les choses, comme refaire sa vie, sont à la fois usés et terriblement parlants.
Maria Pourchet: Cette expression m’a beaucoup guidée. Elle a l’air creuse, mais elle repose sur une vérité première, que Michelle devra retrouver. On a abandonné ses habitudes, son mode de vie, des choix faits depuis l’enfance. Défaire une vie à l’âge adulte, c’est ce qu’on peut faire de plus lourd dans une existence. Après, il faut refaire, réparer des tas de choses, rebâtir, un effort complètement fou. C’est un travail de maçon.
C’est d’autant plus complexe pour Michelle qu’elle s’inscrit dans une généalogie de femmes qui sont restées, qui lui ont fait associer la vie domestique à la mort.
Maria Pourchet: Michelle vient d’une lignée de femmes où elle les a vues les unes derrière les autres prisonnières d’une conjugalité traditionnelle où les hommes travaillaient, les femmes restaient à la maison. Où aucune n’est jamais partie parce que ça ne se faisait pas, et de toute façon, elles n’avaient pas les moyens de le faire. Ce qu’elle voyait comme une souffrance, rester, lui a fait envisager l’émancipation comme quelque chose de facile. Mais ça ne l’est pas du tout.
On suit longtemps dans le point de vue de Michelle, son ex-époux, son thérapeute, son amant, une adolescente aussi, avant que n’interviennent d’autres approches.
Maria Pourchet: Au départ, je voulais écrire du seul point de vue de Michelle, mais très vite je me suis rendu compte que je déployais un angle mort de plus en plus grand, où on pouvait supposer la présence d’un homme caricaturalement dominant, prédateur, égoïste, dont elle serait la victime dominée. Mais c’est bien plus compliqué, ramifié, que ça. On n’est pas dans une dialectique binaire, ce sont des gens qui arrivent à la fin de leur vie à deux car ils l’ont épuisée. Et puis, moi, je suis sociologue de formation, ça n’existe pas de supprimer un point de vue, statistiquement, il faut un représentant de chaque groupe (rires). Le thérapeute me permet aussi d’introduire la question des antidépresseurs, ce qui est encore un grand tabou. La libération, dans un premier temps, est en fait un échec et une douleur, un regret. Avoir une aide chimique quand il n’y a plus rien d’autre, c’est encore un tabou. J’ai dû le faire dans ma vie, après un long refus, me sentant coupable d’y céder. Toute notre société est conçue pour qu’on ait difficilement recours à cette aide très simple, quand la notion d’échec n’existe pas dans le récit capitaliste. Quant à l’adolescente, elle réapparaît toujours, d’une façon ou d’une autre.
«Diviser la charge mentale par deux, avoir une semaine sur deux pour soi, c’est un mensonge.»
Justement, les personnages s’imposent-ils parfois à vous?
Maria Pourchet: Oui, nos personnages, un peu comme dans un rêve, sont d’autres versions de nous-même, différents aspects de notre psyché d’écrivain. Chaque personnage auquel je donne une voix est une version de moi, en général très contente d’avoir la parole parce qu’elle ne l’a pas souvent. Par exemple, cette ado. Il y a toujours des ados qui surgissent dans mes livres, comme des versions de moi beaucoup plus désinhibées, et beaucoup plus en colère.
Le moment où Michelle prend des antidépresseurs marque aussi le retour d’une forme d’humour dans son regard, il y a d’ailleurs beaucoup de ruptures de ton dans le livre. C’est une écriture heurtée, on a le sentiment que Michelle se cogne, qu’elle doit reprendre son souffle.
Maria Pourchet: La fusion du fond et de la forme, pour moi, c’est l’enjeu de la littérature. C’est une visée, cependant ce n’est pas une méthode. C’est ce que j’aime dans mon métier, quand la langue se met à épouser les émotions dont je parle. C’est quelqu’un qui a le souffle court. Donc la langue l’a aussi. Depuis que je suis enfant, je vis ça comme mon truc. Comme les gens qui sont hyperlaxes. Chez moi, la langue se plie à l’objet.
Michelle aborde avec pudeur le rapport à son enfant, ce manque de la moitié de sa vie.
Maria Pourchet: Ces discours qui disent que c’est super de diviser la charge mentale par deux, d’avoir une semaine sur deux pour soi après la séparation, en fait, c’est un mensonge. Mais c’est quelque chose que je n’ai toujours pas compris, je crois, que j’explore encore. Comme toutes les choses qui n’ont pas encore de réponse, ce sont les choses qui font le plus mal. En fait, ce n’est pas pudique, c’est suspendu…