Lisette Lombé, poétesse nationale: « J’ai envie de transmettre un rapport poétique au monde »
Lisette Lombé est partout. En librairie (son roman Eunice), sur scène (Brûler-Danser, avec Cloé du Trèfle), en ateliers d’écriture ou dans des performances slam. En mars, elle deviendra même la nouvelle poétesse nationale. Explications avec une autrice apaisée.
Liège. À quelques jours des fêtes, Lisette Lombé enchaîne les rendez-vous. Juste avant, l’autrice-poétesse-slameuse rencontrait le Délégué général aux droits de l’enfant. “Je voulais voir ce qu’il y avait moyen de mettre éventuellement en place l’an prochain…” Lisette Lombé ne deviendra officiellement poétesse nationale qu’au mois de mars. Mais son mandat étalé sur deux ans lui prend déjà une bonne partie de son temps. “J’en suis déjà à ma vingtième réunion” (rires).
Une mission qui vient s’ajouter à une to-do list déjà bien chargée (elle signe d’ailleurs l’édito de cette semaine). Ces derniers mois, la trajectoire de Lisette Lombé s’est en effet (encore un peu plus) accélérée. Quelques jours avant notre rencontre, elle était au salon de Montreuil, la Mecque de la littérature jeunesse, pour y présenter deux livres (Enfants poètes, chez Robert Laffont, et À hauteur d’enfant, chez CotCotCot éditions). Un mois plus tôt, elle sortait également l’album Brûler-Danser avec la musicienne Cloé du Trèfle (lire sur www.focusvif.be). Un récit électro-poétique qu’elles ont pu jouer sur scène -du festival FrancoFaune à Esperanzah! (avant de se retrouver programmé aux Francos de Spa l’été prochain).
Et puis, il y a Eunice. Pas tout à fait un premier roman -en 2020, Venus Poetica en avait déjà la forme-, mais bien une première vraie fiction. Publié au Seuil, il a réussi à faire son trou dans la frénétique rentrée littéraire parisienne, au point de se retrouver parmi les finalistes du prix Médicis. Il est même devenu une lecture musicale, toujours en compagnie de Cloé du Trèfle. Une performance qui a valu au duo de faire la première partie d’un autre concert littéraire: Troubles, avec Virginie Despentes, Casey et Béatrice Dalle.
Malgré le tourbillon, Lisette Lombé (Namur, 1978) tient le cap. Au milieu de l’agitation, la cofondatrice du collectif L-Slam paraît même étrangement… apaisée. “Je me trouve en effet dans un endroit de grand calme intérieur. Ce qui me permet de garder les pieds sur terre, d’être hyper-organisée.” Le succès d’Eunice, aussi bien critique que public, a évidemment joué. Fini la course au statut d’artiste, la quête de légitimité. “Désormais, on m’appelle pour faire des “master class”, et plus seulement des “workshops”” (sourire). Reste la question à 1 euro: cette sérénité est-elle un bon endroit pour écrire? “Quand on a toujours créé sur la brèche, ça peut faire peur. Mais je constate que je me sens en grande créativité. J’ai des tas de projets. La rage est toujours là. Mais je l’exprime autrement… Et puis, je ne veux pas faire semblant. Ni me sentir coupable de ne pas donner mon avis sur tout. Je veux pouvoir dire que j’ai besoin d’un temps réflexif, que je peux être dans des choses complexes. Et que je peux avoir envie de parler de tendresse, de douceur, et ne pas être toujours sur l’élément de la colère…”
Le succès d’Eunice vous a ouvert de nouvelles portes. Le livre a-t-il eu également un impact sur votre écriture poétique?
Oui, dans le sens où il lui a mis un coup d’arrêt. Je n’ai plus écrit de slam ou de poème. Au moment où arrive le mandat de poétesse nationale, c’est embêtant (rires). Bon, ce n’est pas tout à fait vrai. Je continue de travailler sur des “commandes”. J’ai écrit un texte pour Bozar, le Louvre, etc. Mais pour aborder une série de thèmes, je me rends compte que la forme poétique n’est plus celle qui me convient le mieux. Je ne peux plus écrire de grand texte sur le racisme ou les droits des femmes, par exemple. J’ai l’impression que je ne pourrai pas faire mieux que ce que j’ai fait dans Brûler brûler brûler(recueil sorti en 2020, aux éditions L’Iconoclaste, NDLR)… Du coup, je pense que la fiction m’offre un nouveau territoire où je peux parler autrement de ces thématiques: avec des personnages, une intrigue, etc. Voilà. Même si l’écriture poétique reste. Dans Eunice, il y a des retours à la ligne, beaucoup de scènes très visuelles… C’est une poétesse qui a écrit ce roman.
Vous êtes entrée dans la poésie via le slam. Il vous a permis de découvrir, expliquiez-vous à l’époque, une énergie, un “frottement”, que vous ne trouviez pas dans les salons littéraires plus “classiques”. Aujourd’hui, après avoir balayé la scène slam de long en large, est-ce devenu au contraire plus excitant de vous… frotter à une forme plus classique, et peut-être aussi à un autre public? Était-ce aussi ça l’idée, avec Eunice?
Complètement. C’est vrai que j’ai pu avoir parfois une sensation d’entre-soi. Ou d’assister à des textes déjà entendus… Donc oui, sans que ce soit conscient, il y a la volonté de toucher d’autres personnes. Pour l’instant, par exemple, j’ai fort envie d’écrire pour la jeunesse. J’en ai parlé à mon éditeur. Il m’a directement mise en garde de ne pas finir par lisser ma plume. Ce n’est évidemment pas le but. Mais je trouve intéressant de réfléchir à ce qu’on peut éventuellement aménager, pour qu’un texte aille à un certain endroit. Je sais par exemple qu’on n’ira pas dans les lycées avec Eunice, ou même dans les pages du Figaro Magazine, à cause de la sexualité un peu trash du premier chapitre. À partir de là, ce n’est peut-être pas idiot de modifier certaines entrées. L’idée est de garder les gens un peu plus longtemps dans le texte, au point que ça devienne plus difficile pour eux d’en sortir. Dans Congo Eza, par exemple (spectacle imaginé avec Joëlle Sambi et Badi, NDLR), on parle à un moment d’homosexualité. Dans une communauté congolaise où il y a encore parfois pas mal d’homophobie, ce n’est pas forcément évident à entendre. Mais comme le passage intervient aux deux tiers de la représentation, on a eu le temps de créer une forme d’empathie, qui va permettre d’entendre le texte d’une autre manière. Même chose pour les questions de féminisme. Certaines de mes amies féministes m’ont dit par exemple: “Dans Eunice, tu parles de #MeToo. Mais #MeToo, c’est derrière nous! Tout le monde connaît, etc.” Oui, d’accord, dans nos milieux, c’est une évidence. Mais ce n’est peut-être pas le cas pour tout le monde. En ce sens, ce n’est pas pour elles que j’ai écrit Eunice, quitte à ce qu’elles le trouvent même moins pugnace, etc.
Est-ce ce même mouvement qui vous a fait accepter le poste de poétesse nationale?
Peut-être, en effet. Mais je pense que ça tient surtout au fait que c’est un endroit qui est beaucoup plus du côté de la transmission. Je retrouve mon côté pédagogique. Quelque part, pour moi, c’est assez simple. Même si j’ai hésité avant d’accepter.
Pourquoi?
D’abord, il y a la question de mon néerlandais, qui n’est pas très bon. J’avais peur de ne pas pouvoir m’exprimer comme en français, avec la même justesse, de ne pas pouvoir parler avec le cœur… Carl Norac (qui a occupé le “poste” de 2020 à 2022, NDLR) m’a tout de suite rassurée, en m’expliquant que lui non plus, il n’avait jamais parlé néerlandais. Bon, ça continue de m’embêter quand même un peu. Mais j’ai pu exprimer cette insécurité linguistique, et me dire que j’ai deux ans pour la travailler. Mustafa Kör, par exemple, à qui je succède, n’a écrit son premier texte en français que très récemment. Donc pas de stress. Je craignais également que ce soit particulièrement énergivore, ou de me retrouver dans des endroits où je n’ai pas envie d’aller. Mais j’ai de la latitude. Et puis, il y avait sans doute aussi la peur de créer des agacements ou des jalousies. J’ai observé comment, dans le milieu poétique, Carl Norac s’était fait dézinguer par certaines personnes qui contestaient, à la fois la fonction, la personne choisie et le type de poésie défendue. ça n’arrive pas jusqu’à mes oreilles mais je sais que c’est là.
Concrètement en quoi va consister votre mandat?
Je vais écrire un texte tous les deux mois. Il sera à chaque fois traduit. Il y a tous les événements organisés par les maisons de poésie auxquels je participerai. Je coordonne également le tome 2 de On ne s’excuse de rien (recueil de textes slams et poésies, dont un premier volume a paru en 2019, NDLR). Je suis en train de collecter et lire tous les textes. C’est un travail de dingue! Mais j’ai envie de raconter ce qui se passe pour le moment sur la scène poétique. Des gens comme Marie Darah, Raïssa Yowali ou Zéphyr, etc. En général, je suis touchée par des gens qui ont une écriture assez cash, frontale, politique. Mais où est aussi évoquée la question de la tendresse.
Sur quoi comptez-vous mettre plus particulièrement l’accent?
Je voudrais réussir à toucher les enfants et les adolescents. J’ai demandé à ce qu’au terme des deux ans, il existe un outil qui reste dans les classes. Une sorte de petite malle poétique qui soit disponible pour tous. Sans que ça ne rajoute une charge de travail supplémentaire aux enseignants. Mais avec l’idée qu’à la fin de l’année aucun enfant ne puisse dire: “Je déteste la poésie”. Il n’est pas question d’aimer tout style de poésie. Mais que l’on réussisse à créer au moins un rapport poétique au monde, qui ne s’éteigne pas. Si on part de l’idée que, en primaire, on est plus sur la mémorisation de textes récités devant la classe et en secondaire, davantage sur du “décorticage”, de l’analyse de versifications, de figures de style, comment créer de l’envie? Que peut-on apporter? Le slam nous aide déjà avec l’autodéfense poétique. Par exemple pour aborder le harcèlement scolaire. Comment créer en classe la même écoute que dans un micro ouvert de slam, où il y a une absence de jugement, où l’on se laisse même traverser par la parole de l’autre? Comment développer une écoute qui permette aux timides d’exister? Et créer en tout cas un lieu où dézinguer quelqu’un n’est pas normal.
Un autre chantier?
C’est encore un peu nébuleux, mais je voudrais aussi développer un axe sport. On est en année olympique. Je vais faire des résidences sportives au mois de mai. Il se fait que mon éditeur du Seuil est aussi président d’un club de sport à Paris. On est liés par ça. Comment à partir du sport venir à l’écriture, ou arriver au micro sur scène? C’est la question du corps en mouvement, de l’énergie engagée. Quand vous faites un kata, par exemple, en karaté, il y a toute une rage qui est retenue, vous ne pouvez pas toucher votre adversaire, il faut contenir le mouvement.
Au fond, il s’agira moins d’insister sur ce qui est dit que sur les conditions pour pouvoir le dire?
Oui. Je pense que c’est lié au slam, qui est moins une technique qu’un dispositif. Les gens sont libres de dire ce qu’ils veulent. On est juste là pour accompagner. Et faire en sorte que la parole soit un peu plus poétique quand même. Mais surtout faire comprendre la question du souffle, ou amener quelques petites astuces de coaching scénique qui permettent d’être entendu. Bref, créer ce cadre d’écoute. Donc, je sais qu’on va peut-être me faire cette critique: où est la poésie? Elle sera là. Mais pour y arriver, il faut réussir à être à l’aise avec la langue. Pour court-circuiter cette insécurité linguistique, il faut mettre en place des dispositifs en amont, réussir à créer un espace propice.
Vous avez fait votre entrée dans la poésie via une soirée slam organisée à Bozar, autour de Patrice Lumumba, premier Premier ministre du Congo assassiné. Vous devenez aujourd’hui poétesse nationale belge. Qu’est-ce que ça inspire à l’autrice métisse, née d’un père congolais et d’une mère belge?
Qu’est-ce que ça m’inspire? Peut-être que certaines lignes bougent? À l’inverse, certains y verront une forme d’embourgeoisement, de collusion avec l’institutionnel. Soit… Ce qui est marrant, c’est qu’en France, on ne me présente jamais comme Belgo-Congolaise. On m’identifie simplement comme Belge. On me parle de mon accent, etc. Et c’est vrai que, depuis deux, trois ans, je ressens davantage cette belgitude. C’est peut-être aussi parce que je voyage davantage que je peux réaffirmer ça. En habitant à Liège, ou plus généralement en Belgique francophone, je me sens dans une terre avec des valeurs de gauche. Avec un sens de l’accueil par exemple, qui est, malgré tout, encore cultivé -en tout cas par rapport à d’autres régions qui ont filé beaucoup plus à droite. Je me sens dans un endroit où l’on peut encore parler d’ouverture, de multiculturel, etc. Artistiquement, des ponts se créent, ça circule, il y a de la porosité. À cet égard, je me sens assez fière de l’endroit où je vis.
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