Laurent Mauvignier signe un huis clos monstrueux et palpitant qui ausculte la complexité humaine sur fond de marasme social. Vertigineux.
La Bassée est un de ces territoires désertés de la France profonde, à une bonne heure de route de la ville -non identifiée- la plus proche. Une parfaite métaphore de la province française. Avec ses hameaux dispersés comme des chapelets d’îles dans un océan de terres labourées. Parmi ceux-ci, le lieu-dit L’écart des trois filles seules. À peine trois maisons. L’une occupée par Bergogne, qui a repris l’exploitation agricole de son père défunt, sa femme Marion et leur fille Ida. Leur voisine directe, Christine, est une originale, une pièce rapportée qui a coupé brutalement les ponts il y a 25 ans avec son milieu bourgeois parisien pour venir se terrer dans ce coin perdu et s’adonner à sa passion, sa raison d’être: la peinture. Elle a fréquenté Bergogne père, dont elle aimait la rusticité, le mutisme, et entretient des liens affectueux avec le fils et plus encore avec Ida. Une tendresse réciproque, la gamine étant irrésistiblement attirée par l’univers raffiné de cette excentrique comme par ses portraits énigmatiques et un peu inquiétants. Avec Marion par contre, le courant ne passe pas. Quelque chose dans l’attitude de cette jeune femme trop jolie et trop distante lui fait croire qu’elle a accepté cette vie au rabais pour des raisons obscures. Quant à la troisième maison, elle est vide depuis un bail, attendant désespérément de nouveaux locataires, symbole de la désaffectation rurale.
Minuit, l’heure du crime
Habitué à mettre en lumière des personnages rongés par le trauma d’événements qui les dépassent -le drame du Heysel (Dans la foule, 2006) ou le 11 septembre 2001 (Autour du monde, 2014)-, Laurent Mauvignier installe cette fois son stéthoscope sur la poitrine d’un échantillon d’une classe moyenne à bout de souffle. Sans que ce soit mentionné explicitement, on est ici sur les terres des Gilets jaunes et plus largement des proscrits de la mondialisation. Le romancier insiste d’ailleurs à plusieurs reprises sur ce décor dont la topographie elle-même, au bout d’un chemin cahoteux, trahit le déclassement. Une menace lancinante plane sur le hameau et ses habitants, dont les personnalités se révèlent au détour de phrases sinueuses emboîtant dans le même souffle espoirs plus ou moins déçus, gestes quotidiens, flash-back éclairant les faux-semblants et longs monologues intérieurs. Un dispositif narratif en forme de toile d’araignée qui étire le temps, le dilate, révélant comme au ralenti les méandres complexes de la nature humaine. Derrière le Bergogne bourru et volcanique, on découvre ainsi un homme pris à la gorge par les problèmes financiers et plus encore par l’amour à sens unique pour une femme qui reste une énigme après dix ans de vie commune. Cette galerie suffirait à nourrir un roman social juste et fort en prise avec l’époque. Mais l’auteur de Continuer ne s’arrête pas là. Alors qu’on l’avait presque oubliée, la petite musique anxiogène entendue au début dans le sillage de ces lettres de menace anonymes adressées à Christine, resurgit brutalement à l’avant-plan quand déboulent du passé d’un des protagonistes trois hommes venus solder de vieux comptes. Le récit bascule alors dans le thriller et le conte horrifique, le regard d’Ida jouant un rôle essentiel dans le décodage des événements. Une nuit d’épouvante inoubliable mais surtout un état des lieux choc de la France périurbaine. Magistral.
Histoires de la nuit
De Laurent Mauvignier, éditions de Minuit, 640 pages.
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