Sur les livres des étagères des libraires fleurissent depuis quelque temps des bandeaux promotionnels vantant non pas l’œuvre ou un prix reçu mais la traduction ou le traducteur.
De tout temps, ou presque, des retraductions de textes classiques ont eu lieu «pour des raisons d’adaptation, de contexte culturel, de sensibilité historique, souligne Alexandre Geffen, directeur de recherche au CNRS. Certaines œuvres comme l’Iliade et l’Odyssée ont été retraduites des centaines de fois.» Mais que des retraductions fassent l’événement est beaucoup plus récent.
Néanmoins, on se souvient, au début des années 1990, du coup d’éclat d’André Markowicz qui réussit à convaincre Hubert Nyssen, fondateur d’Actes Sud, de le charger d’une nouvelle traduction de l’œuvre complète de Dostoïevski, arguant que celles en circulation ne relevaient pas du roman russe mais de la «littérature française», et ne rendaient pas justice à la férocité du verbe de l’auteur. Il faut dire que longtemps, la fidélité ne fut guère le maître mot des pratiques de traduction, à tel point qu’on vit apparaître au XVIIe siècle la notion de «Belles Infidèles», des textes prenant de larges libertés avec l’original, relevant plus de la réécriture que de la traduction.
«On a constaté qu’il manquait près de 15% du texte original d’Anna Karénine.»
Ces nouvelles œuvres privilégiaient souvent l’élégance du style, quitte à trahir l’esprit de la lettre, mais d’autres «mutilations» étaient possibles. La pratique perdura jusqu’au mitan du XXe siècle. «Pendant l’entre-deux-guerres en France, constate Jean Mattern, directeur éditorial chez Christian Bourgois, on coupait dans les textes sans respect de l’original, on arrangeait, on adaptait à ce qu’on appelait le « beau parler français ». Ces vestiges du passé ont longtemps pesé.» «La conception qui faisait consensus était que la traduction devait être interprétative du texte, confirme Inès Gallmeister, éditrice aux éditions du même nom. Les traducteurs avaient pour consigne de couper, notamment dans la littérature russe. Par exemple, on a pu constater qu’il manquait près de 15% du texte original d’Anna Karénine!» De fait, une partie des retraductions actuelles concerne des premières traductions publiées avant les années 1970, visant à restaurer une forme d’intégrité aux textes. Chez Gallmeister, on considère qu’il y a «une dimension morale à s’assurer que le lecteur a entre les mains l’intégralité du texte original. En l’état, le lecteur ne lisait pas Tolstoï, il ne lisait pas Margaret Mitchell, il ne lisait pas Jane Austen.»
Dépoussiérer et rassurer
On cherche donc à restaurer, mais on peut aussi vouloir «dépoussiérer», à l’image de la démarche entamée par Flammarion et Christophe Claro, penchés sur l’intégrale de Graham Greene, «manifestement quelqu’un qu’on avait oublié, remarque la libraire Manuela Federico (Tropismes, à Bruxelles), que l’on ne lisait plus vraiment, à qui l’on avait collé une étiquette qui ne lui convenait pas tout à fait». Une façon, sûrement, de le présenter sous un nouveau jour à de nouvelles générations de lecteurs, en s’affranchissant de textes qui portent les marques de leur temps. «C’est ce que j’appelle la lecture verticale, poursuit Manuela Federico, la carotte littéraire, c’est-à-dire creuser dans l’histoire de la littérature pour faire ressortir des œuvres plus anciennes du corpus.»
Chez Gallmeister, la retraduction de textes patrimoniaux de nature writing comme ceux d’Henry David Thoreau ou de James Fenimore Cooper permet d’inscrire les nouveautés du genre qui sont à leur catalogue dans l’histoire de la littérature. Une façon, cette fois, de légitimer les modernes. Pour Inès Gallmeister, les classiques sont «réconfortants tout en étant exigeants intellectuellement, et peuvent circuler entre toutes les mains d’une même famille, quel que soit l’âge» De fait, on redécouvre de grands textes longtemps cantonnés au rayon «littérature jeunesse», comme ce fut le cas des Aventures de Huckleberry Finn et de Tom Sawyer, de Mark Twain, L’Ile au trésor, de Stevenson, ou De Grandes Espérances, de Charles Dickens. Les classiques rassurent un lectorat perdu dans la succession sans fin de nouveautés. Leur lustre agit comme une garantie de qualité. «Il y a, en effet, une envie, voire un besoin, de se dire parfois: « Si j’achète un livre, je veux que ce soit une valeur sûre »», poursuit Jean Mattern. Un classique est aussi une marque, ou une IP (Intellectual Property), notion précieuse en marketing, qui appelle le storytelling. Un peu comme en cinéma, où l’on ne compte plus les remakes, suites ou autres spin-off qui capitalisent sur la notoriété de personnages ou d’univers devenus des images de marque, le classique, tant pour sa valeur intrinsèque que pour l’addition de ses réinterprétations (adaptations cinématographiques, théâtrales, audiovisuelles) et parfois carrément son inscription dans l’imaginaire collectif, agit comme un facteur de reconnaissance prompt à encourager l’acte d’achat. Mais comme parallèlement, le lecteur a besoin de nouveauté, on lui offre une nouvelle expérience, tout en lui vantant le texte original. Parfois avec la promesse de redécouvrir le pourtant déjà connu.
Certains semblent s’accrocher à ces primo-traductions, réfractaires à toute remise en cause du canon.
Collabs et connivence
Une question se pose alors: quid de l’identité de la personne qui traduit? On repense à «l’affaire» Amanda Gorman, jeune poétesse afro-américaine découverte par le monde entier lors de l’investiture de Joe Bidend, dont l’éditeur néerlandais du recueil était interrogé sur le choix d’une jeune femme blanche pour la traduction. Or, la polémique, lancée par une journaliste, ne portait pas tant sur le choix de cette traductrice que sur le non-choix de mettre en lumière une autrice néerlandaise d’origine africaine, comme a pu le faire Fayard en France en confiant le texte à la Belge Lous and the Yakuzas.

«C’est un débat extrêmement intéressant et subtil qui oppose une vision universaliste à une vision qui défendrait que l’écriture est située, et que pour retrouver au mieux sa justesse et sa finesse, il faut en être proche», commente Alexandre Geffen. Du côté des traducteurs, le discours n’est finalement pas si éloigné. Pour Christophe Claro, l’affinité se joue avec le texte avant de se jouer avec son auteur: «Un traducteur, quel que soit son niveau, ne peut pas tout traduire. Il cherche avant tout des textes qu’il aime et pour lesquels il se sent une compétence particulière ou une proximité avec sa propre écriture, afin de créer une symbiose qui lui permettra de se sentir à l’aise pour restituer le texte au mieux.»
Marie Darrieussecq ne dit pas autre chose, c’est d’abord une connivence avec le texte. Ecrivaine reconnue et appréciée du public, elle a également conscience que son nom attire les regards. Finalement, les lecteurs assistent presque à une rencontre, entre Marie Darrieussecq et Mary Shelley, Lewis Caroll, Virginia Woolf. Ces «collabs» entre des classiques et des auteurs installés ne sont pas nouvelles, on pense à Baudelaire et Edgar Allan Poe, mais il est évident qu’à leur façon, les retraductions de Toni Morrison par Jakuta Alikavazovic ou de Kafka par Jean-Philippe Toussaint font événement.
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Au-delà de ces considérations presque extralittéraires, qu’est-ce qui dans les textes justifient l’exercice? On se souvient du tollé provoqué il y a quelques années par les nouvelles éditions, aux Etats-Unis, des Aventures d’Huckleberry Finn (encore lui!), où le mot « nigger » avait été remplacé par « slave », ou bien sûr des Dix petits nègres, d’Agatha Christie désormais titré en France Ils étaient dix (alors que le changement avait d’ailleurs été opéré depuis longtemps dans de nombreux pays). On pourrait y voir un tournant moral, et nombreux sont ceux qui prônent la contextualisation plutôt que la modification. Mais cette contextualisation, justement, est généralement au coeur du travail de retraduction, où il ne s’agit pas de supprimer ce qui peut être aujourd’hui offensant, mais plutôt de s’intéresser à l’effet produit dans le texte original pour tenter de le reproduire, qu’il faille pour cela remplacer, ou pas, le mot concerné. Parfois aussi, on peut ressentir le besoin de faire resurgir ce qui avait toujours été là, mais dissimulé par le style, ou l’idéologie. Comme quand Marie Darrieussecq retitre A Room’s of One’s Own, de Virginia Woolf, précédemment connu comme Une chambre à soi, en Un lieu à soi, «car cette room n’a jamais été une bedroom, c’était le fruit d’un a priori sexiste», rappelle l’autrice. «Une chambre à soi» était d’ailleurs presque devenu une expression un peu figée dans le langage courant féministe des dix dernières années. Au point que certains semblent s’accrocher à ces primo-traductions, réfractaires à toute remise en cause du canon. On pense aux sorties médiatiques de Frédéric Beigbeder à la suite des retraductions de Woolf, ou de Gatsby, lui qui connaissait par cœur la dernière phrase du roman, ou plutôt, du roman traduit. Un peu comme quand on insiste pour voir les films de Bruce Willis en VF car il ne pourrait pas parler avec une autre voix.
«Mon objectif n’est pas de rajeunir le texte, mais de lui donner une nouvelle vie.»
Les mentalités évoluent, la langue aussi
On ne peut nier que certaines «traductions « patrimonialisées » […] se confondent avec l’original», note la chevronnée Josée Kamoun dans son Dictionnaire amoureux de la traduction (Plon, 2024). Elle en sait quelque chose, elle qui a retraduit récemment Le Meilleur des mondes, d’Aldous Huxley, ainsi que 1984, de George Orwell. Le langage tient une place prépondérante dans ces deux ouvrages, à commencer par les néologismes. Des expressions comme «novlangue» ou «police de la pensée» issues de la première traduction ont eu un tel retentissement qu’elles sont devenues des poncifs, perdant au passage leur sens initial. Il a donc fallu à la traductrice imaginer des vocables qui rendraient justice à la signification réelle du texte, la précisant d’ailleurs au passage.
Le rapport à la discipline a par ailleurs énormément changé en un demi-siècle, et les pratiques ont évolué. La fidélité au texte original semble avoir pris le dessus sur le style du texte d’arrivée. Et on ne lit plus aujourd’hui avec les yeux d’hier. Les nouveaux traducteurs arrivent chargés de leur expérience, de leur savoir, mais aussi souvent de l’intégralité de l’œuvre de l’auteur qu’ils traduisent, ainsi que d’outils critiques souvent conséquents, analyses, entretiens, biographies, qui permettent de contextualiser le texte original pour en éclairer les zones d’ombre. Toujours dans son Dictionnaire, Josée Kamoun postule que, certes, la retraduction «complique» l’expérience de la traduction, mais qu’elle se justifie car «ce qui a été dit dans l’original ne s’entend plus comme hier.» Marie Darrieussecq se souvient d’un exemple très concret, alors qu’elle travaille sur Chroniques d’un enfant du pays, de James Baldwin: «Baldwin, jeune homme noir et homosexuel, dit qu’il a fui l’Amérique raciste avec « my lover ». Il est clair qu’il s’agit d’un garçon. Evidemment, Baldwin, lui, en 1953, se cache derrière le neutre en anglais. Plutôt que de dire « mon partenaire », que je trouve très peu érotique, « la personne que j’aime », quatre mots au lieu d’un, erreur à éviter en traduction, ou « mon amour » trop sentimental, après discussion avec l’éditrice, on décide de traduire par « mon amant », qui est une sorte de saut dans le temps, car on a considéré que tout le monde sait aujourd’hui que James Baldwin était homosexuel. Je trouve que c’est un bon exemple de retraduction contemporaine où l’on ne fait pas mentir le texte, on ne le trahit pas, mais on le traduit dans et pour l’époque actuelle.»
Sachant qu’il n’y a pas que les mentalités qui évoluent, la langue aussi. Et que si les textes originaux voyagent à travers les siècles, témoins de leur époque, les traductions, elles, textes secondaires, sont soumises au vieillissement. «Chaque génération devrait retraduire les classiques», affirmait le poète Ezra Pound. Surtout quand il s’agit de restituer l’oralité de certains textes. «Que ce soit l’argot, ou même des façons plus communes de parler, c’est souvent ce qui vieillit le plus, abonde Christophe Claro. J’imagine que quand les jeunes lecteurs lisent aujourd’hui des traductions des années 1950 de la Série Noire, ils n’y comprennent rien, la langue leur semble surannée. D’ailleus, j’ai bien conscience que la nouvelle traduction de Graham Greene que je propose est elle aussi susceptible de vieillir. Mon objectif n’est pas de rajeunir le texte, mais de lui donner une nouvelle vie. On verra combien de temps cela tient.»
Trois cas litigieux
Entre le monde et moi, Lettre à mon fils
En 2024 (re)paraissait, chez Autrement, Entre le monde et moi, Lettre à mon fils, ouvrage autobiographique de Ta-Nehisi Coates, qui revient sur l’être et le devenir des Noirs aux Etats-Unis, depuis l’esclavage. Sauf que paru aux USA en 2015, le livre avait déjà été traduit et publié par Autrement en 2016 sous le titre Une colère noire. Depuis, la réflexion collective sur le racisme systémique et le poids des mots a évolué. L’image de l’homme noir en colère reflétée par ce premier titre apparaît comme relevant d’un poncif raciste, et tout le texte a été revu par Karine Lalechère, qui signe la nouvelle traduction.
Les Aventures de Huckleberry Finn
En 2008, les éditions Tristram, spécialisée dans la retraduction de classiques, publie une nouvelle traduction des Aventures de Huckleberry Finn de Mark Twain, ainsi d’ailleurs que des Aventures de Tom Sawyer. Si le premier est considéré par Hemingway notamment comme le «meilleur livre de la littérature moderne américaine», dans le monde francophone, il est souvent rangé au rayon jeunesse. Et pour cause, d’après son nouveau traducteur, Bernard Hoepffner, le texte français, extrêmement policé, évoque plus la Comtesse de Ségur que l’insolent héros désormais remis au goût du jour.
Les Frères Karamazov
La première traduction du roman phare de Fiodor Dostoïevski paraît en France en 1888, dans une version très incomplète. Au début des années 2000, celle d’André Markowicz, chez Actes Sud, fait référence, tant il a contribué à restaurer l’oralité de la langue de l’écrivain russe. L’année dernière cependant, Gallmeister, fidèle à la règle d’une retraduction toutes les générations, confiait à Emma Lavigne la tâche de revoir le texte de Dostoïevski, tandis qu’en parallèle, Zulma convoquait la traductrice multiprimée Sophie Benech, dont la version est sortie à l’automne 2025. Vous reprendrez bien une double dose de Karamazov?