L’écrivaine Joyce Maynard donne une suite à Où vivaient les gens heureux: «J’avais l’obligation morale d’offrir à Eleanor un nouveau chapitre dans sa vie»

Après le succès de Où vivaient les gens heureux., l’écrivaine américaine Joyce Maynard retrouve son héroïne Eleanor dans Par où rentre la lumière. © Sophie Bassouls/Sygma

L’Américaine Joyce Maynard commente Par où entre la lumière, suite imprévue de Où vivaient les gens heureux. Un diptyque romanesque qui revient sur 50 ans de la vie d’une femme, dans sa matérialité la plus quotidienne.

Par où entre la lumièrede Joyce Maynard

Philippe Rey, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Florence Lévy-Paoloni, 624 p.

la cote de Focus: 4/5

Eleanor retrouve la maison qui a vu naître sa famille, quittée à la suite d’un divorce douloureux qui l’a éloignée de ses enfants. Elle vient enterrer cet homme qu’elle a aimé, et renouer avec sa progéniture. Elle qui a toujours privilégié les autres comprend qu’elle ne s’est jamais pleinement trouvée dans la maternité, tandis que Toby, Al et Ursula, entrés dans l’âge adulte, font face à de nouveaux défis. Par où entre la lumière est une saga familiale profondément ancrée dans son territoire, qui raconte l’histoire récente des Etats-Unis à travers le prisme de la famille. Dans une esthétique des microévénements, Joyce Maynard met le quotidien et la vie domestique en littérature avec modestie et générosité. De l’authentique easy-reading, cosy comme une lecture au coin du feu, qui évite l’écueil d’une possible mièvrerie par sa désarmante sincérité.

1972. Une jeune étudiante de Yale envoie au New York Times un texte au titre facétieux –An 18-Year-Old Looks Back at Life («Une jeune de 18 ans porte un regard rétrospectif sur sa vie»)qui fera la Une du journal. La jeune femme y exprime ses doutes quant à sa génération, une génération «entre-deux», et, surtout, son désir d’acheter un lopin de terre pour y bâtir une petite maison où se réfugier, quelle que soit la façon dont le monde tournera. Cette aspiration au foyer, celui que l’on construit, que l’on quitte, auquel on revient, est au cœur du diptyque de Joyce Maynard dont le deuxième tome a paru en septembre, l’histoire d’Eleanor et de sa famille élargie au fil des années.

«Je n’avais pas du tout prévu d’écrire une suite à Où vivaient les gens heureux. C’est d’ailleurs la première fois que je fais cela en 50 ans de carrière. Mais lors de la tournée de promotion du livre, j’ai rencontré énormément de lectrices, passionnées, dont beaucoup m’ont avoué qu’elles aimaient beaucoup le roman, mais qu’elles étaient frustrées de ne pas savoir ce qui allait arriver à Eleanor, d’autant que tout au long du livre, elle s’était sacrifiée pour les autres. Allait-elle enfin pouvoir penser à elle? C’est peut-être une question de génération, car même si je suis et j’ai toujours été féministe, j’ai toujours fait passer mes enfants et ma famille au premier plan, au détriment de ma carrière. J’ai eu le sentiment que j’avais l’obligation morale d’offrir à Eleanor un nouveau chapitre dans sa vie, de montrer sa trajectoire d’émancipation, même si ce n’est pas toujours simple. Je dois dire que c’était un plaisir de la retrouver. Pour moi, c’est toujours un déchirement de terminer une histoire, d’y mettre un point final, de dire au revoir à des personnages avec lesquels j’ai cohabité si longtemps. C’est triste, mais c’est une tristesse que je peux apprécier. Ce que je préfère au monde, c’est être en train d’écrire.»

Rescapée

Il faut dire que le destin de Joyce Maynard, l’écrivaine, évoque celui d’une rescapée. En 1998, alors que ses deux premiers romans ont rencontré un beau succès, elle publie Et devant moi, le monde, où elle raconte la relation, d’abord épistolaire puis amoureuse, qu’elle a entretenue avec J.D. Salinger alors qu’elle avait 18 ans, et l’écrivain américain 53. Elle expose la situation d’emprise et de domination, sauf que ce texte arrive 20 ans avant MeToo. L’intelligentsia littéraire américaine ne lui pardonnera pas d’avoir écorné la mémoire du grand homme. Contre toute attente, c’est sa publication par un éditeur français –Philippe Rey–, conseillée par l’éditrice et traductrice Christiane Besse en 2010, qui relancera sa carrière. Celui-ci, fait peu commun, est d’ailleurs chaleureusement remercié à la fin du livre.

Ce n’est pas pour rien si Joyce Maynard insiste pour répondre à notre interview en français, langue qu’elle tente de pratiquer dès qu’elle le peut. «Ce second souffle, c’est extraordinaire. Ce qui me marque le plus en France, c’est la passion des lecteurs pour la littérature, et le respect pour les libraires. Ce sont presque des prêtres! Un soir, après une dédicace, j’ai pris un taxi conduit par un jeune Marocain d’une vingtaine d’années. Il m’a demandé ce que je faisais à Paris, et lorsque je lui ai dit que j’étais une écrivaine américaine, il a « googlé » mon nom au premier feu rouge, il avait l’air tellement ému de transporter une romancière. Quand nous sommes arrivés à mon hôtel, je suis vite allée lui chercher un de mes livres pour le lui offrir: c’était comme si je lui avais fait un cadeau extraordinaire. Je suis fascinée par cette ferveur. Les gens lisent dans le métro, ils prennent une baby-sitter pour venir assister aux rencontres dans les librairies après leur travail.»

«J’ai une perspective privilégiée sur ce que signifie construire, mais aussi casser, une famille.»

Conversation avec une amie

Retour à ce nouvel opus. Ce qui frappe à la lecture, c’est à quel point on se sent bienvenu dès les premières pages. Pour celles et ceux qui connaissaient déjà Eleanor, c’est comme reprendre une conversation avec une amie. Pour les autres, les présentations sont faites par le rappel de l’événement magique et fondateur sur lequel s’est construite la famille: l’accident du plus jeune fils, Toby, qui en sort avec des séquelles irréversibles. Le récit progresse ensuite au fil de brefs chapitres, comme autant de courtes scènes très imagées, ponctuées par le regard plein de lucidité qu’Eleanor pose sur la vie et sur les siens.

«Je crois que j’écris des livres pour la lectrice que je suis. Lire est très difficile pour moi, plus qu’écrire. En réalité, je souffre d’un très fort TDAH, récemment diagnostiqué. C’est sûrement plus naturel pour moi d’avancer à ce rythme. Quand j’écris, j’imagine que j’écris un film que le lecteur se jouera dans la tête. Je lui offre des personnages que je mets en mouvement. Bon, c’est un film low budget, j’y tiens tous les postes: scénario, réalisation, caméra, costumes. Et le montage, bien sûr.»

Si la proximité avec son lectorat est si étroite, c’est sûrement aussi parce que la romancière puise directement dans sa vie pour nourrir ses personnages. «Je n’ai pas eu vraiment à faire de recherches, puisque ma vie elle-même peut être considérée comme des recherches pour ce livre. Même s’il est très américain, qu’il s’inscrit profondément dans l’histoire récente du pays, ses thèmes sont très universels pour beaucoup de femmes, et notamment de générations plus jeunes que la mienne, qui souvent me disent qu’elles ont partagé le livre avec leur mère ou leur sœur. A ce stade de ma vie, je me sens encore pleine d’énergie, mais bien sûr, je suis consciente que j’ai plus d’années derrière moi que devant. Et j’ai une perspective privilégiée sur ce que signifie construire une famille, mais aussi casser une famille, briser un mariage, regarder des enfants grandir. Alors que lorsqu’on est en plein dedans, on n’a pas le recul nécessaire. Je n’avais pas forcément cette intention quand je me suis lancée dans l’écriture, mais j’ai l’impression que j’ai écrit le livre que j’aurais eu envie de lire quand j’étais encore dans le tourbillon de la vie de famille.»

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Expertise Partenaire