L’écrivain Philippe Vilain raconte son enfance, son émancipation et règle ses comptes avec Annie Ernaux

Philippe Vilain
Laurent Raphaël
Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Transfuge de classe, Philippe Vilain livre un récit édifiant sur sa jeunesse, marquée par sa relation sous influence avec l’écrivaine Annie Ernaux.

Ecrivain estimé (Pas son genre), directeur de collection, professeur de littérature française à Naples, Philippe Vilain coche sur le papier toutes les cases de l’intellectuel ayant hérité dès la naissance d’un solide capital culturel. Le récit autobiographique qu’il publie aujourd’hui raconte pourtant une tout autre histoire, celle d’un transfuge de classe qui a brisé les chaînes du déterminisme social.  

Né dans une cité populaire de Normandie, à portée de fumées toxiques d’un site industriel, le petit Vilain était en effet promis à un avenir tout tracé. Celui qui cloue au sol les enfants des couches inférieures, bride leurs espoirs d’ascension ou d’émancipation. Le déclassement y est tellement intégré que les parents se contentent du minimum syndical pour leurs rejetons, comme si les dés étaient pipés. Le scénario est rôdé: une formation qualifiante et puis la vie au rabais des déshérités. Avec en option une addiction à l’alcool qui achèvera de ruiner les espoirs d’une vie meilleure, comme ce fut le cas pour le père de l’auteur, lequel postule avec le recul que «l’alcoolisme n’est peut-être rien d’autre qu’une mélancolie de classe».  

Bienvenue à Dactyland

Voilà comment Philippe Vilain s’est retrouvé à étudier la dactylographie pour devenir un petit employé productif et soumis, un de ces «irrévolutionnaires» qui font tourner le monde. Mais contrairement à ses camarades, qui semblent embrasser leur damnation sans ciller, lui ne se satisfait pas de son sort, sent qu’il n’est pas à sa place. «J’observais ce monde avec hébétude, me demandant comment j’avais fait pour me retrouver dans cette classe, abandonné dans cet univers de Dactyland», écrit-il d’une plume précise, tranchante et limpide. 

Le déclic viendra d’abord de la découverte de la philo et de la littérature à la fin de sa scolarité. Une révélation tardive car jusque-là, «lire ne me faisait pas jouir», reconnaît-il. Duras, Camus, Sartre le feront changer d’avis. Dans leurs textes, leurs engagements, il entrevoit un possible ticket de sortie. Sa motivation est d’autant plus forte que l’écrit correspond bien à son caractère plutôt introverti: «Je me réconfortais de voir les mots jaillir sur le papier, la force jouissive de l’écriture qui avortait mes années noires délivrait en moi le taiseux.» On songe évidemment à la trajectoire très similaire d’Edouard Louis, la rage et la fougue en moins, la clairvoyance de l’âge en plus.

Une rencontre inattendue va accélérer sa mue. Après avoir lu La Place, il surmonte sa timidité et écrit à l’autrice qui n’est autre qu’Annie Ernaux. Quelques mois et une longue correspondance plus tard, ils se retrouvent à Paris. Ils formeront un couple déséquilibré de 1994 à 1997. Non seulement 29 ans les séparent, mais aussi un gouffre social. Lui n’est qu’un étudiant désargenté et réservé, elle une écrivaine reconnue invitée dans le monde entier. Dans de très belles pages, le protégé raconte les voyages, les conseils précieux, évoque son admiration pour l’autrice de La Honte, et en profite au passage pour rectifier l’image peu flatteuse qu’elle avait donné de lui dans un court récital autofictionnel, Le Jeune Homme, dans lequel elle dépeint son jeune amant comme un «plouc» naïf. Un contrepoint sans haine et sans esprit de revanche qui n’en jette que plus le trouble sur la sincérité de la démarche du prix Nobel 2022.  

Etrange dialogue par livres interposés, où la littérature se cogne à la réalité, mais qui n’enlève cependant rien à la pertinence et à l’acuité de ce formidable témoignage de sociologie vivante. Sur le terrain de l’écriture de soi, le Mauvais élève a égalé sa maîtresse.   

LIVRE / ROMAN

Mauvais élève

de Philippe Vilain

Robert Laffont, 236 p.

La cote de Focus Vif: 4/5

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