Déroulant le destin d’un bibliothécaire mélancolique, Patrick deWitt signe un tour de passe-passe entre tendresse et exubérance.
L’homme qui aimait les livres
De Patrick deWitt. Editions Actes Sud, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Emmanuelle et Philippe Aronson, 384 pages.
La cote de Focus: 4/5
Dès l’enfance, Bob Comet trouve dans les livres un refuge à la folie du monde. Coulant des jours paisibles dans sa maison couleur menthe de Portland, Oregon, le bibliothécaire à la retraite croise la route d’une femme égarée errant à la supérette. La raccompagnant au centre pour seniors dont elle s’est enfuie, Bob ne tarde pas à proposer ses services en tant que bénévole. Tandis qu’il cherche sa place parmi le petit groupe de résidents, un drame personnel se rappelle douloureusement à lui… Et si sa vie se révélait aussi romanesque que tous les livres qu’il n’a cessé de dévorer pour découvrir «le paysage humain sous toutes ses coutures»?
Mince! Le livre vient à peine de débuter et on s’entiche déjà de sa petite communauté haute en couleur, plus ou moins atteinte de démence sénile, observée avec une infinie douceur. On s’en laisse remontrer par l’impayable Linus Webster, autrefois Don Juan de compétition, l’enjôleuse Brighty et ses cigarettes invisibles, Jill et son radiateur médium lui annonçant qu’elle va tout droit en enfer… Et bien sûr, on ne lâche plus d’une semelle son bibliophile au cœur brisé, sondant sa profonde et immuable «Bobitude» censée le préserver des revers de fortune. Décochant alors un formidable cliffhanger, Patrick deWitt (Les Frères Sisters, faux western porté à l’écran par Jacques Audiard, French Exit) prend un malin plaisir à enchâsser deux énormes flash-back à la manière de poupées gigognes.

Propulsé à l’époque (fin des années 1950) où Comet rencontre son épouse, le roman s’encanaille entre les sièges rutilants des diners et autres Pontiac flambant neuves. Quant à Ethan Augustine, glandeur charismatique, c’est l’homme le moins timide que vous croiserez jamais, même lorsqu’un flic l’attend chez lui un flingue à la main. Bref, croisant pour la première fois l’amour et l’amitié, Bob Comet réalise tout à trac qu’il lui faut empêcher que ces deux-là se rencontrent… Dans une troisième partie rembobinant jusqu’en 1945, cédant à son péché mignon, deWitt lâche la bride à une exubérance maniaque (on songe au cinéma de Wes Anderson), voire déraisonnable. Agé de 12 ans, le malheureux Comet fugue durant quatre jours. Soit une épopée où le jeune garçon se retrouve embrigadé aux côtés de June et Ida, deux saltimbanques et leurs chiens savants, en route vers Flopville pour monter leur nouveau spectacle.
Embrassant tous les possibles inhérents au côté aléatoire de l’existence, deWitt signe une ode à la lecture et son introspection. Des as plein les manches, le prestidigitateur canadien n’a de cesse de faire monter son roman dans les tours. Si elle se départit rarement d’un humour salvateur, d’une grisante allégresse (ces dialogues!), la mélancolie y dévoile cependant ses profondes abysses, même si la mort se déguise en «innocente fatigue». «Vous voulez vraiment que je vous fasse mon numéro?» Et comment!