L’écrivain Hanif Kureishi, devenu tétraplégique, raconte sa nouvelle vie dans un journal caustique, drôle et percutant
Devenu tétraplégique et complètement dépendant suite à un banal accident, l’écrivain Hanif Kureishi raconte sa nouvelle vie dans un journal caustique, drôle et percutant.
Le lendemain du jour de Noël 2022, alors qu’il se trouve à Rome chez sa compagne Isabella d’Amico et qu’il se délecte d’une bière et du goal que Mo Salah vient d’inscrire pour Liverpool face à Aston Villa, Hanif Kureishi tombe tête la première vers l’avant suite à une chute brutale de tension. «Quelques minutes plus tard, je me réveillai dans une mare de sang, le cou tordu dans une position grotesque», se souvient-il dans Fracassé, le livre qu’il n’aurait jamais voulu écrire.
A 69 ans, la vie de cet écrivain insolent et caustique lu dans le monde entier –on lui doit aussi bien le scénario du film My Beautiful Laundrette (1985) de Stephen Frears que Le Bouddha de banlieue (Christian Bourgois, 1990), premier roman post-colonial mettant en scène des immigrés dans une Londres populaire et multiculturelle–, vient de basculer. «Mobilisant ce qui me restait de raison, je reconnus l’une des mes mains, devenue une chose insolite sur laquelle je n’avais aucun contrôle», écrit-il. Le diagnostic est sans pitié: la moelle épinière est touchée au niveau des vertèbres. L’auteur à la double culture –pakistanaise par son père, anglaise par sa mère– peut encore parler, bouger la tête, mais tout le reste, des doigts de pieds au cou, est comme figé dans le ciment. Hanif Kureishi est désormais enfermé dans son propre corps.
Dès le 6 janvier 2023, après quelques jours de sidération et des nuits de terreur, l’homme de lettres décide de se remettre à écrire pour ne pas devenir fou –«cela ne m’a jamais semblé aussi crucial qu’aujourd’hui». Sa voix sera son stylo, sa partenaire –puis ses fils– sa scribe complice. Le début d’une série de «dépêches» qui seront publiées au fur et à mesure en ligne, pour le plus grand bonheur –façon de parler– de ses lecteurs. Ce sont ces fragments, repoudrés et réarrangés, qui composent ce journal de bord s’étalant sur une année, du moment fatidique au retour chez lui à Londres, dans sa maison réaménagée.
La métamorphose
Un exercice d’introspection à chaud, au bord de l’abîme, zigzaguant entre le côté très prosaïque des soins et des digressions enthousiastes sur ses affinités culturelles (de Shakespeare à… Breaking Bad), qui résonne avec d’autres récits mémorables de corps fracassés et meurtris. Et plus particulièrement Le Scaphandre et le papillon (Robert Laffont, 1997) de Jean-Dominique Bauby, carnet de voyage immobile d’un être relié au monde par un battement de cil, Le Lambeau (Gallimard, 2018) de Philippe Lançon, récit bouleversant de la reconstruction d’un rescapé de l’attaque de Charlie Hebdo, et Le Couteau (Gallimard, 2024) de Salman Rushdie, chronique thérapeutique des répercussions intimes et politiques de l’attentat dont a été victime l’auteur des Versets sataniques en août 2022. Tous ces récits d’outre-monde ont en commun, outre de s’accrocher à l’art comme on s’accroche aux branches dans la tempête, de sublimer par l’écriture leur calvaire. La lucidité éclaire leurs rêveries, leurs examens de conscience, leurs questionnements vertigineux sur le sens de ce qui leur est arrivé, leurs difficiles tentatives aussi d’apprivoiser un quotidien brutalement reformaté. Emprisonnés dans un temps suspendu et débarrassés du narcissisme qui encombre souvent les bien-portants, ils scrutent l’humanité avec plus d’acuité, donnant largement le change à la pitié qu’ils pourraient inspirer.
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La métamorphose –au sens métaphysique de Kafka, que Kureichi admire– n’a pas gommé pour autant leur personnalité d’avant. L’intellectuel féroce et transgressif qu’a été le romancier britannique n’est jamais loin de l’infirme qu’il est devenu. On retrouve son caractère bien trempé quand il peste sur son état «totalement inhabituel, pour moi qui ai vécu toute ma vie à faire exactement ce que je voulais», quand il fustige les nouveaux censeurs de la gauche alors que «le travail de l’écrivain consiste à offenser, blasphémer, choquer, voire à insulter», quand il constate avec étonnement que le sexe pour lequel il admet une certaine obsession dans sa vie d’avant est devenu un continent éloigné et sans attrait, ou encore quand il envie son chien qui peut se gratter le derrière quand bon lui semble, privilège trivial qui lui est désormais refusé.
«Petit à petit, je sens que je suis en train de m’effondrer.»
Comme son copain Rushdie, il feuillette ici et là les pages de son enfance, raconte le môme qui a grandi à Bromley, quartier populaire du sud de Londres, le racisme ambiant de l’époque, les oncles experts en humour vitriol, brosse le portrait d’un père qui lui a transmis le goût des livres, et confie n’avoir que peu apprécié les premières années de paternité, ce moment «plus catastrophique que merveilleux» qui a entravé sa liberté. Ces réminiscences donnent par moments au journal des airs de mémoires. Sauf qu’ici, la narration s’interrompt pour un lavement, une séance de kiné, un massage afin de tenter de ramener un peu de vie dans ces membres désespérément muets. Complètement dépendant, pour se brosser les dents, pour manger, pour se déplacer, pour tout en fait, il dit être «passé de l’autre côté du miroir». La pudeur n’est pas une option dans son état. Il s’en amuse même, comparant son rectum à «la route 66» tellement il a été fréquenté depuis l’accident.
Leçon d’amour
A plusieurs reprises, Hanif Kureishi s’étonne de l’amour qu’il reçoit des siens, dévoués jusqu’au sacrifice, comme de la bienveillance et de la bonté des soignants, des kinés, des médecins, que ce soit en Italie ou en Angleterre, malgré un système de santé public en déliquescence. Cette sollicitude le touche. Et l’interroge. Qu’aurait-il fait à leur place? Conscient d’être un fardeau, il n’a d’autre choix que se convaincre que les gens apprécient de lui venir en aide. «Sinon on se tue.»
Cette démonstration d’humanité ne dissipe pas pour autant les nuages de la dépression. La solitude et l’angoisse reprennent le dessus dès que les visites, pourtant nombreuses, laissent place aux longues plages d’ennui diurnes et surtout nocturnes. «Petit à petit, je sens que je suis en train de m’effondrer, s’inquiète-t-il à la date du 5 mars 2023. Les défenses que j’ai mises en place –la bonne humeur et le goût des blagues– ne vont pas me permettre de surmonter ça: l’odeur de l’hôpital, le désespoir, la détestation de mon état, la conscience permanente que je suis infirme.»
En prise directe sur le drame et son onde de choc émotionnelle, ce récit cru, puissant et tourmenté célèbre en creux la vie et la littérature. Si hier, l’écriture l’a sauvé du racisme, aujourd’hui, elle le sauve du néant.
Fracassé
de Hanif Kureishi, éd. Christian Bourgois, traduit de l’anglais par Florence Cabaret, 307 p.
3,5/5
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