Le romancier Hervé Le Tellier à la recherche du maquisard André Chaix

Hervé Le Tellier: "Je venais juste d’avoir le Goncourt et quand j’ai dit 
au garagiste que je m’appellais 
Hervé Le Tellier, il m’a dit: "Comme 
le footballeur?" Ça m’a calmé!"
Philippe Manche Journaliste

Quatre ans après L’Anomalie, Goncourt 2020, Hervé Le Tellier 
retrace dans Le Nom sur le mur la courte vie de André Chaix, 
un résistant anonyme qui aurait eu 100 ans cette année.

Poète, dramaturge, écrivain, scénariste et président de l’Oulipo (l’ouvroir de littérature potentielle ou littérature sous contrainte), Hervé Le Tellier, 67 ans 
au compteur depuis le 21 avril dernier, est passé du 
jour au lendemain de l’ombre à la lumière pour schématiser un peu. Auteur d’une bonne vingtaine de romans, d’une poignée de pièces de théâtre, d’essais et même d’un livret d’opéra, récompensé par le Goncourt pour L’Anomalie (plus d’un million d’exemplaires écoulés dans une cinquantaine de pays), le romancier prend une fois de plus la tangente avec Le Nom sur le mur (lire encadré). Un récit engagé sur un jeune résistant tombé en 1944 et prétexte au foisonnant entretien qui va suivre.

Évacuons d’emblée les questions “obligées”. Comment avez-vous vécu votre Goncourt 2020 avec L’Anomalie dans une France confinée et un jury masqué?

Hervé Le Tellier: Il y a eu d’abord le premier phénomène qui était le décalage d’un mois parce que le Goncourt a été attribué avec un mois de retard. Ce qui veut dire quatre semaines de plus et c’est beaucoup de tension. C’était le confinement, j’étais dans ma maison de campagne en Drôme et on attendait avec plusieurs amis. On s’était donc un peu protégés du monde et chaque fois que j’évoquais le Goncourt, j’avais l’obligation de mettre un billet de 5 euros dans une petite boîte. Après 20 fois, je me suis dit que ça allait me coûter cher et, au bout de dix jours, on a arrêté d’en parler. J’y pensais bien sûr, mais bon, ce n’était pas quelque chose d’obsessionnel. Une fois que ça arrive, c’est quand même une satisfaction et ça fait plaisir pour l’ego. Vous faites partie d’une liste dans laquelle on a des auteurs qu’on adore comme Romain Gary ou Jacques Laurent -j’adore Jacques Laurent. Voilà. Puis, il y en a qui sont un peu indifférents dans le sens où je ne les connaissais pas. Comme certains Nobel, d’ailleurs, mais ça n’a pas d’importance de toute façon. Le prix Goncourt reste quand même en France le prix des prix.

Un life achievement, comme disent les Américains?

Hervé Le Tellier: En même temps, il faut éviter que ça le soit sinon on arrête. Il ne faut pas bouder son plaisir parce que ça fait revivre des livres antérieurs et ça permet d’être traduit dans beaucoup de pays. Là, j’ai atteint presque une cinquantaine de pays et je suis parfois traduit dans des langues dont j’ignorais l’existence.

Vous avez eu l’occasion de réfléchir ces quatre 
dernières années à la raison de cet engouement 
autour de L’Anomalie. Un roman singulier dans un monde confiné en mal d’évasion?

Hervé Le Tellier: C’est un succès d’alignement de planètes. Le Goncourt arrive dans un monde confiné. Le livre a un titre un peu bizarre et il y a ce besoin d’évasion auquel vous faites allusion. C’est un roman très transversal qui est fait pour tous, avec 80 personnages, dont dix importants et assez caricaturés. Par exemple, mon tueur à gages est un homme de 35 à 40 ans; je n’allais pas en faire une jeune fille de 18 ans. Je suis resté dans une sorte de stéréotype mais que j’ai travaillé pour que, malgré les stéréotypes, les personnages soient toujours un peu en décalage.

Est-ce que vous vous êtes fait plaisir en vous achetant, par exemple, la chaîne hifi de vos rêves?

Hervé Le Tellier: Je ne suis pas du tout dépensier. J’ai acheté une Dacia neuve, avec toutes les options. Je venais juste d’avoir le Goncourt et quand j’ai dit au garagiste que je m’appellais Hervé Le Tellier, il m’a dit: « Comme le footballeur? » (Alexandre Letellier, ancien gardien du Paris Saint-Germain, NDLR). Ça m’a calmé!

Et L’Anomalie, la série télé, vous en êtes où?

Hervé Le Tellier: J’ai coécrit le scénario des deux premières saisons avec Antonin Baudry, qui va réaliser et le casting va com­mencer. Ce qui n’est pas une mince affaire parce qu’il faut pendre des acteurs qui sont libres pendant trois ou quatre mois. On espère que le premier épisode sera disponible sur Canal+ en France dès septembre 2025.

Jean-Christophe Rufin, lui aussi Goncourt (en 2001 avec Rouge Brésil, NDLR) concède que sa formation de médecine a été déterminante dans sa construction. Quel est l’impact de votre formation de mathématicien chez vous?

Hervé Le Tellier: C’est très difficile de répondre à cette question parce que ma carrière de mathématicien est à relativiser. À partir du moment où je réussis le concours du centre de formation des journalistes, j’ai 23 ou 24 ans. J’arrête les mathématiques pour le journalisme scientifique et je ne fais plus de recherche. Cette expérience de travail dans l’univers des sciences allait de pair avec la logique. J’ai dit un jour que j’étais un matérialiste désastreux parce que ça veut dire que je ne pense jamais les choses en termes mystiques ou en termes magiques. Rien ne doit échapper à une explication rationnelle. Je ne peux pas me permettre de raconter une histoire qui, à un moment donné, échappe à l’univers de la logique. Ça a une influence dans le sens où quand j’écris une histoire, les imbrications doivent être absolument parfaites. Comme de la marqueterie.

André Chaix

Vous avez joliment formulé la démarche de ce nouveau roman en disant que vous deviez rendre hommage à André Chaix sans en tirer profit. C’est la clé?

Je pense que c’est une posture difficile. Dans ces situations-là, on sait qu’on a affaire à un bon sujet parce qu’on se dit qu’il y a un aspect romanesque derrière tout cela et, en même temps, il ne faut pas se mettre en avant. L’enquête, je l’ai faite en trois jours. Je ne vais pas raconter le moment où je frappe à une porte et où je raconte un bout du truc. Ce n’est pas intéressant. Par contre, c’est ce qui se passe vraiment dans ma tête quand j’ai tout ça devant moi qui est intéressant. Et je veux le partager avec mon lecteur. Et oui, c’est Sénèque qui me parle à travers une phrase extraite des Lettres à Lucilius. Qu’est-ce que l’intention? Le geste ne compte pas? Après tout, c’est le même geste que d’écrire un livre avec la volonté d’en tirer profit et de monter sur les épaules d’un géant. C’est possible, on peut faire ça. Donc moi, ma question, elle est toute simple. Je n’essaie pas d’aller dans la fiction, par exemple. Et je pense que c’est une position qui est simple, décente, saine et juste.

Et sans vous refréner de digresser. C’était l’idée?

Hervé Le Tellier: Je l’assume complètement parce que ces digressions rendent le propos pertinent. Je peux raconter le cinéma de l’époque, des histoires qui n’ont rien à voir avec lui. Comme le tournage du film sur le naufrage du Titanic de Goebbels que j’ai trouvé sur YouTube, après avoir découvert son existence tout bêtement via Wikipédia. Donc, oui, je digresse. J’essaie de trouver une logique narrative et je me fais confiance aussi. Ce qui me permet aussi de faire la comparaison avec ce que vit André Chaix, d’aborder le tournage complètement cinglé des Enfants du paradis, dans lequel joue Arletty, qui est 
pourtant collabo et elle reste jusqu’au bout alors qu’elle sait qu’elle peut quand même risquer sa peau.

Vous parlez également de vous et écrivez que comme Simone, la fiancée d’André Chaix, vous avez été un jeune veuf, vous aussi…

Hervé Le Tellier: J’ai déjà évoqué cet épisode dans un livre antérieur qui s’appelle Toutes les familles heureuses. Je reviens un tout petit peu dessus et je le prends sur deux points: le deuil et l’oubli. C’est-à-dire le moment où elle perd son fiancé et qu’elle décide de vivre malgré tout. Je trouvais que ça correspondait à ma propre expérience. Quand on a 
20 ans et qu’on perd la femme qu’on aime un an et demi plus tard, on est quand même de retour sur le marché. On a envie de faire l’amour avec d’autres femmes et on n’oublie pas l’autre pour autant. Mais il faut vivre. Sans ça, on se met dans une sorte de deuil permanent et de mortification. Ce qui n’était pas mon cas.

Vous faites aussi allusion à votre scolarité à la 
Wallington Public School for Boys, près de Londres, 
où vos camarades britanniques étaient sans pitié envers le French Frog. Vous en avez souffert?

Hervé Le Tellier: Mon enfance anglaise, ce n’est pas un bon souvenir. Il y a un mépris anglais pour les Français qui est très fort et qui repose sur une certaine méconnaissance. Ils ont une vision insulaire de l’Histoire de France où ils triomphent tout le temps. Donc, oui, c’était un peu compliqué pour moi quand on entend tout le temps ça alors qu’on a 7 ou 8 ans. Mais j’ai une très grande affection pour les Anglais et j’y ai de nombreux potes, dont un ancien de la BBC qui a 85 ans aujourd’hui.

Ça doit être une sacrée mémoire, il doit en avoir des choses à raconter. Un personnage de roman à part entière, non?

Hervé Le Tellier: Ah oui, lui, il est vraiment à part.

Vous vous décrivez comme quelqu’un de disparate et je tente une comparaison avec la musique dans le sens où si vous étiez musicien, vous auriez déjà enregistré un album de rock, de jazz, d’ambient, de musique sacrée ou de musique concrète. De fait, vous avez touché à pas mal de choses mais pas encore au roman historique alors que vous êtes fasciné par l’Empire romain au IVe siècle. Qu’est-ce qui vous en empêche?

Hervé Le Tellier: Je le ferai peut être un jour mais pour l’instant, je n’ai pas encore trouvé les bonnes personnes à interviewer. J’ai interrompu un roman sur la fin de l’Empire romain pour écrire Le Nom sur le mur pour cette raison. Je voulais une héroïne qui soit une femme et en fait, il n’y a pas grand-chose qui fait référence à la psyché féminine au IVe siècle. Il n’y a rien. Aucune historienne, aucun historien ne peut m’en parler alors qu’il y a deux phénomènes simultanés: l’arrivée de la figure mariale au sein de l’Église catholique et la remontée de la présence des femmes dans l’imaginaire social. C’est le moment où les femmes commencent à avoir un prénom qu’elles ne vont pas perdre. Elles perdent leur nom lorsqu’elles se marient mais pas leur prénom et ça, c’est un basculement. C’est aussi un moment où le polythéisme disparaît au profit du monothéisme. Et le polythéisme romain était compliqué parce que les femmes y étaient ultra présentes. Les femmes n’existaient pas dans la société romaine. Par contre, les femmes étaient surtout des des déesses. Bref, c’est passionnant!

Le Nom sur le mur **** – notre critique

D’Hervé Le Tellier, éditions Gallimard, 176 pages.

En enlevant la dernière plaque sur le mur de la cour de « sa bâtisse de deux étages à Montjoux, tout près de Dieulefit » (dans la Drôme) apparaît le prénom et le nom de André Chaix. Qu’Hervé Le Tellier retrouve plus tard gravés sur le monument « à la mémoire des enfants de Montjoux morts pour la France ». L’écrivain, qui n’a pas oublié qu’il fut journaliste, contacte des associations et de fi l en aiguille est en possession de lettres et photos -qu’on aperçoit d’ailleurs au fi l des pages- de celui qui tomba pour la France en 1944. À Hervé Le Tellier d’épouser la forme du récit littéraire pour rendre hommage avec beaucoup de pudeur et de retenue au jeune maquisard pour un texte intime et résonnant.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content