Le nouveau roman de Jo Nesbø, au coeur de blessures familiales secrètes
Délaissant Harry Hole, son personnage récurrent de flic rugueux et désabusé, Jo Nesbø livre, avec le poisseux et malaisant Leur Domaine, une tragédie shakespearienne sur fond de vilains secrets de famille dans un paysage idyllique au charme trompeur.
« Jo Nesbø n’est jamais aussi bon que lorsqu’il fait une pause dans sa série Harry Hole« , nous confiait une spécialiste du genre au dernier festival Quais du Polar. De fait, l’auteur norvégien de 61 ans aux 50 millions d’exemplaires vendus dans le monde et traduit dans 40 langues atteint avec Leur domaine des sommets de noirceur et de perversion. Carl et Roy ont 16 et 17 ans lorsque leurs parents décèdent dans un accident de la route. Quand le cadet revient au pays des décennies plus tard avec sa charmante épouse américaine, le couple aspire à construire un ambitieux complexe hôtelier en sollicitant financièrement la communauté de ce petit village entouré de montagnes. C’est peu d’écrire que ce retour va réveiller rancoeurs et secrets de famille au même rythme que les cadavres.
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Vous n’avez jamais écrit un roman avec un arc narratif aussi articulé autour d’une fratrie, de la famille et de leurs secrets. Où avez-vous puisé votre inspiration?
Dans mon expérience personnelle. J’ai un frère d’un an plus jeune et un autre de cinq ans mon aîné. Avec Knut, on a grandi quasiment comme des jumeaux. On jouait dans la même équipe de football et, jusqu’à son décès des suites d’un cancer il y a huit ans, il chantait et jouait de la guitare dans le même groupe de rock que moi, Di Derre. Nous étions vraiment très proches et on dormait, comme Carl et Roy, dans des lits superposés. C’était un peu plus compliqué avec mon grand frère mais une fois tous les trois adultes, nous formions un vrai gang. Leur domaine est un livre sur la loyauté familiale.
D’où vient cette sensation de claustrophobie palpable à la lecture de Leur domaine?
De son environnement. J’ai laissé remonter à la surface mes souvenirs d’enfance et d’adolescence. Nous avions une ferme familiale à la campagne où j’allais passer mes vacances d’été. Je connais ces petits villages peuplés d’une centaine d’âmes où tout le monde connaît tout sur tout le monde et de fait, c’est très étouffant de se retrouver face à des gens qui connaissent beaucoup mieux l’histoire de votre propre famille que vous-même. D’un côté, c’est claustrophobe et, de l’autre, c’est rassurant parce qu’il y aura toujours quelqu’un pour prendre soin de vous en cas de coup dur.
Que nous dit ce roman sur la société norvégienne?
Je ne sais pas mais sur ces communautés, beaucoup. Je connais des gens comme le journaliste de Leur domaine qui a sans doute rêvé d’une carrière plus prestigieuse et qui se retrouve piégé malgré lui, devenant un individu comme un autre. Je ne dis pas que c’est un pas en arrière dans l’ombre du passé mais dans un sens, quand vous parlez avec eux, ils auront toujours une excuse pour justifier leur retour au village. J’ai toujours été fasciné par ces mentalités-là. Avec mon groupe, on a beaucoup tourné en Norvège et beaucoup joué dans ce genre de villages. Je connais cette vibe. Un peu comme dans Twin Peaks. Lorsque vous entrez dans un bar, vous pouvez sentir dans l’air l’odeur d’un conflit larvé entre deux ou plusieurs personnes. Dans ces villages, c’est impossible de fuir qui vous êtes. Il y a un dicton en dialecte norvégien difficilement traduisible en anglais qui dit en substance: « Je sais qui vous êtes ».
Vous dessinez un joli portrait de l’oncle des deux frères, Bernard. Avez-vous eu un tonton dont vous vous sentiez plus proche que de votre propre père?
Oncle Tor, une petite célébrité en soi parce qu’il a joué dans l’équipe nationale B de Norvège et évoluait au sein du SFK Lyn, un club de Oslo qui a eu son heure de gloire dans les années 60. Il nous accompagnait au foot, mon frère et moi.
Leur domaine possède une indéniable dimension shakespearienne qui le rapproche de Macbeth, un autre de vos romans hors Harry Hole…
Je me rends compte qu’écrire Macbeth m’a influencé bien plus que je ne le pensais. À l’école, en Norvège, on ne te parle pas vraiment de Shakespeare mais beaucoup plus de notre dramaturge Henrik Ibsen. Je me souviens avoir vu l’adaptation de Macbeth par Roman Polanski à treize ans. J’ai essayé de le lire ensuite en anglais mais je ne comprenais pas une ligne et je me suis procuré une traduction. J’ai réalisé en me plongeant dans son oeuvre combien ses thèmes mais aussi ses phrases sont encore très présentes dans la langue anglaise. Si vous lisez Peer Gynt d’Henrik Ibsen, vous réalisez aussi que c’est un auteur très moderne qui a l’art de décrire des secrets de famille cachés qui remontent progressivement à la surface, mais pour être honnête Leur domaine doit plus à Ibsen qu’à Shakespeare.
Après une vingtaine de romans noirs, savez-vous d’où vient la noirceur de votre oeuvre?
Enfant, j’avais une frousse bleue du noir, de l’obscurité. Quand ma mère m’envoyait à la cave chercher des pommes de terre, j’avais peur de ma propre peur. En écrivant, je me retrouve dans un endroit différent, un autre univers et je me balade avec tous ces personnages et leurs traumas. Une fois un roman achevé, je recouvre la même sensation que lorsque je retrouvais la lumière de la cuisine familiale après avoir été chercher les pommes de terre à la cave.
Leur Domaine, de Jo Nesbø. éditions Gallimard/série Noire, traduit du norvégien par Céline Romand-Monnier, 640 pages.****
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