ROMAN | Après Meursault, contre-enquête, l’écrivain algérien Kamel Daoud célèbre la respiration du récit comme un corps retrouvé.
Il y a des maisons pauvres, des toits de tuiles, des restes de vieilles fermes derrière les figuiers et il y a Zabor. Orphelin de mère, indésirable chez son père remarié, Ismaël dit Zabor grandit à l’écart de son village aux portes du désert. Élevé par une tante célibataire et un grand-père mutique, l’enfant se découvre un don: par l’écriture, il repousse la mort et redonne le souffle aux mourants. Dans le village d’Aboukir, le taleb conclut que « celui qui n’arrêtait jamais de lire » a été « frappé par le mauvais oeil et mordu par l’esprit d’un chien nocturne ». Aussi lui intime-t-on l’ordre de ne plus sortir le jour. Dans la grotte de sa chambre, où son corps devient « invisible comme celui des femmes », l’adolescent noircit ses cahiers tel un possédé, convaincu que Dieu lui a donné un pouvoir immense, que le monde ne doit sa perpétuité qu’à sa description par quelqu’un. « Quand moi j’oublie, la mort se souvient. (…) Si l’écriture est venue au monde aussi universellement, c’est qu’elle était un moyen puissant de contrer la mort, et pas seulement un outil de comptables en Mésopotamie. »
L’inquiet et L’enchanté
Après Meursault, contre-enquête (Goncourt du premier roman), dont le narrateur n’était autre que le frère de « l’Arabe » tué dans L’Étranger de Camus, Kamel Daoud revisite Les Mille et Une Nuits dans une fable brûlante où littérature et sexualité sont des révélations. Dormant le jour, errant la nuit, Zabor le solitaire trouve refuge dans la compagnie des romans qui viennent offrir un sens à son existence. La découverte de la langue française lui délivre l’érotisation, la sensualité, le torride: « L’écriture a toujours le grain d’une peau et le sombre mot est une toison. » Puis, à seize ans, l’évasion éclot au contact de l’évocation profonde des Mille et Une Nuits. « (…)C’était la première fois que je tombais sur une oeuvre majeure, des miens, traduite dans la langue de mon sexe. » Durant quinze ans, Daoud a tenu dans Le Quotidien d’Oran la chronique la plus lue d’Algérie. Si ses prises de position sur l’islam ont valu une fatwa à l’éditorialiste politique, c’est sous l’insolente nécessité de la fiction, célébrant l’amour immodéré des mots, que l’écrivain prolonge ses interrogations quant à la place du rite, du sacré. Que penser de Dieu s’il s’exprimait dans une langue étrangère? Ou d’un livre sacré qui n’était plus unique? « (…) Le rite est une ligne de protection que les gens tracent entre eux et l’abîme. Le rite est l’antécédent de la langue, une cadence contre l’angoisse. » L’essentiel est ailleurs que dans la prière ou la désobéissance, scande la parabole puissante et poétique. Pour tous ceux qui croient aux pouvoirs des livres, revenir à la source: pourquoi écrit-on? Pour Daoud, la langue est un ordre transcendant. Contre l’étroitesse d’un village ou d’un dogme, insoumise dans le dévoilement du féminin, l’écriture plonge « comme des vagues dans les phrases, des bruits d’encre lourde et houleuse ». Venant mettre un peu d’ordre dans le chaos du monde, « le récit avait atteint sa plénitude et me possédait. »
Zabor ou Les psaumes, de Kamel Daoud, Éditions Actes Sud, 336 pages. ****
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