Critique | Livres

[Le livre de la semaine] Tokyo Vice, de Jake Adelstein

Jake Adelstein © Michael Lionstar
Laurent Raphaël
Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Jake Adelstein a été journaliste d’investigation pendant quinze ans dans un grand quotidien japonais. Il en a tiré un livre-enquête époustouflant.

La scène d’ouverture de ce livre hallucinant donne tout de suite le ton: « Vous supprimez cet article, ou c’est vous qu’on supprime. Et peut-être bien votre famille aussi. » L’homme qui s’adresse d’une voix posée à Jake Adelstein n’est autre que l’émissaire du Yamaguchi-gumi, la plus grande organisation criminelle du Japon avec… 40.000 membres. Comment ce journaliste américain s’est-il retrouvé dans cette situation légèrement embarrassante? C’est ce qu’il va nous raconter dans ce pavé brûlant comme un polar jeté dans la mare du « creative non-fiction », cette forme de récit à mi-chemin entre littérature et journalisme qui fait un retour en force sur le marché de l’édition.

Jake Adelstein a quitté son Missouri natal à 19 ans pour aller étudier la littérature à Tokyo. Une fois diplômé et ne sachant trop quoi faire de sa vie, il se lance un défi apparemment irréaliste: passer les concours pour intégrer le quotidien le plus influent et surtout le plus puissant (14 millions d’exemplaires vendus par jour et des activités dans le sport, les loisirs, etc.), le Yomiuri Shinbun, étiqueté centre droit. Malgré une maîtrise encore imparfaite de la langue, il réussit les nombreuses épreuves, jalonnées de questions sur sa judaïcité, et devient le premier Américain à avoir son nom sur la « meishi » -la carte de visite qui ouvre presque toutes les portes- d’un grand journal japonais. Le début d’une vie à 300 à l’heure dans les zones d’ombre de la société nippone puisqu’il va se spécialiser dans l’investigation.

L’envers du décor

[Le livre de la semaine] Tokyo Vice, de Jake Adelstein

Si ses qualités sur le terrain lui valent le respect, il reste un « gaijin » pour les autochtones, suscitant la curiosité autant que la méfiance. Comme David Simon dans Baltimore (qui deviendra la série télé The Wire), le compte rendu détaillé de ses enquêtes esquisse en creux le portrait sans concession de sa profession et d’un pays qui collectionne les paradoxes comme les petites culottes souillées.

La carrière de ce geek extravagant -qui n’est pas sans rappeler son compatriote William T. Vollmann- prend une nouvelle tournure avec son affectation au coeur de Tokyo. Ou plus exactement dans le dernier cercle de l’enfer. « Aussi excessifs que pouvaient être les quartiers chauds de Tokyo, en 1999, aucun n’allait aussi loin dans la débauche que Kabukicho. Drogues, prostitution, esclavage sexuel, bars à escrocs, clubs de rencontres, salon de massages… » Dans ce marigot, Jake-San comme on l’appelle se noie dans le boulot et brûle tous les feux rouges déontologiques, payant pour avoir des infos, couchant avec ses sources. Son acharnement lui vaut de décrocher plusieurs scoops. Mais à franchir la ligne jaune, il finit par fâcher les mauvaises personnes.

Après s’être attaqué à la traite des femmes dans l’indifférence quasi générale (les victimes ne sont que des prostituées, étrangères de surcroît), il s’apprête à balancer l’un des parrains de la mafia qui s’est fait greffer un nouveau foie à Los Angeles avec la bénédiction du FBI en échange d’informations de première main. Ce qui lui vaut une convocation et une menace de mort. Dégoûté, il démissionne et retourne aux Etats-Unis. Mais ne lâche pas longtemps le morceau. Il publiera finalement son enquête dans le Washington Post, aucun journal japonais n’en ayant voulu. « Comme le disent les Japonais, j’avais déjà mangé le poison, alors autant lécher l’assiette« . Depuis, il vit sous protection. On est prêt à parier une phalange (le tarif pour une bêtise chez les yakuzas) que cette chronique incandescente finira en série télé ou en film.

DE JAKE ADELSTEIN, ÉDITIONS MARCHIALY, TRADUIT DE L’ANGLAIS (ETATS-UNIS) PAR CYRIL GAY, 480 PAGES.

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