Roman captivant sur le fil retors de la paranoïa, Red Pill met un auteur en crise existentielle face à ses craintes d’un retour de la menace fasciste.
En pleine crise de doute sur son oeuvre et sa place dans le monde, le narrateur, romancier new-yorkais anonyme, marié à Rei et père de Nina, veut profiter d’une opportunité de résidence de trois mois dans le Centre Deuter à Wannsee (quartier de Berlin isolé sur une île, entre trois lacs) pour faire le point et prend pour prétexte de travailler sur la construction du « moi » dans la poésie lyrique. Chasser la sensation grandissante de ténèbres qui l’assaille ne sera pourtant pas chose aisée. Dès son arrivée, les règles édictées par son lieu d’accueil -dîner avec les autres résidents, fréquentation obligatoire de l’espace de travail collectif- le rendent suspicieux. Étouffant dans ce climat de surveillance qu’il juge organisée, il se réfugie dans des promenades limitées au quartier et dans le visionnage intensif d’une série policière, Blue Lives. Constatant que l’intrigue n’hésite jamais à verser dans l’horreur -contrairement à d’autres productions hollywoodiennes plus policées-, il cherche avec compulsion d’où viennent les citations quasi mystiques et violentes des personnages. Entre une confession de la femme de ménage sur sa jeunesse sous la Stasi et une rencontre dérangeante avec le scénariste de la série par laquelle il est hanté, notre homme bascule définitivement dans la paranoïa. Mais qui ne céderait pas au vertige en découvrant que celui qui se fait appeler Anton déploie des centaines d’identités fictives, toutes dévouées à la propagation d’idées d’extrême droite?
Labyrinthe obsessionnel
Publié en octobre 2020 aux États-Unis et se déroulant l’année avant l’élection de Trump, Red Pill n’aura pas prédit l’assaut du Capitole en janvier 2021 par les partisans du 45e président -QAnon et autres groupuscules de l’alt-right en tête- mais montre les bases d’un tel soulèvement. Il met aussi très justement le doigt sur la prolifération sur Internet des théories héritées du fascisme (de la nostalgie du Nord au Grand Remplacement) à travers forums ciblés (« Il y avait des posts Starhemberg conduisant à des forums pour survivalistes, wargamers, eurosceptiques, fans de heavy metal, tatoueurs, collectionneurs d’antiquités militaires. »), mèmes ultra-limites, conférences conspirationnistes sur inscription. Mieux que quiconque, Hari Kunzru, définitivement maître ès obsessions contemporaines, nous dit aussi la fragilité de notre territoire mental face à un monde qui n’a de cesse de se craqueler: « Ma folie, la folie pour laquelle on me soigne, me thérapise et m’enferme sans mon consentement, est sur le point de devenir la folie de tous« . Puzzle addictif et en permanence au bord du précipice, ce roman aussi érudit que glaçant vous fera valser entre les chercheurs de vérité cachée et les êtres en proie au doute sur le retour possible de la bête immonde.
Red Pill
D’Hari Kunzru, éditions Christian Bourgois, traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Élisabeth Peellaert, 368 pages. ****(*)
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