[le livre de la semaine] N’oubliez pas leurs noms, de Simon Stranger: maison double
Dans un lexique tragique, Simon Stranger expose l’histoire de sa belle-famille juive et lève le voile sur un pan de la collaboration norvégienne.
Voici un livre qui commence par un trébuchement, celui induit par les pavés de mémoire (Stolpersteine), ces plaques de laiton encastrées devant les habitations de victimes du nazisme. Buter sur un de ces hommages posthumes ou s’arrêter un instant pour le lire, c’est éviter d’oublier le nom des disparus. D’après une croyance juive, c’est enrayer un processus de seconde mort. Au moment où Simon Stranger évoque ce mémorial miniature, il se trouve à Trondheim, devant le foyer de Hirsch Komissar. Cet arrière-grand-père de son épouse Rikke, propriétaire d’un magasin de confection, fut déporté puis assassiné le 7 octobre 1942, au camp de concentration de Falstad. Le deuxième vacillement, symbolique, survient quand l’auteur apprend qu’à partir de 1948, Grete, sa belle-mère, a vécu ses premières années d’enfance avec ses parents (Ellen et Gerson, fils de Hirsch) et sa soeur Jannicke à quelques rues de là, dans une habitation de sinistre mémoire. Pendant la Seconde Guerre mondiale, le Bandeklosteret (« cloître de la bande ») abrita en effet le quartier général d’Henry Oliver Rinnan, agent double au service de la Gestapo, connu pour avoir torturé des Juifs et des résistants qu’il avait auparavant amadoués. Peut-on grandir dans l’antre du mal? Vivre dans les murs qui ont gardé les stigmates de telles horreurs?
Abécédaire mémoriel
Pour tenter à la fois de rendre hommage aux disparus et de comprendre comment ces destinées (celle de Hirsch et de ses descendants, celle de Rinnan) se sont tressées jusqu’à une issue fatale, Stranger adopte la forme mouvante et remarquable d’un lexique-puzzle. Chaque entrée (de « A comme accusation, A comme audition, A comme arrestation » à « Z comme zèle, celui avec lequel tes veines pompent le sang (…) » en passant par « T comme ténèbres » ou « J comme jøssing, le surnom donné aux survivants norvégiens« ) est l’occasion de mêler les voix, les souvenirs, les indices et les suppositions. Grâce à une adresse à la deuxième personne, nous sommes aux côtés de Hirsch pendant ses derniers mois de survie à Falstad, mais jamais très loin non plus d’Ellen, effarée d’avoir à vivre dans un foyer plombé de tels fantômes. Nous plongeons aussi dans le sillon retors de Henry Oliver Rinnan (et des sbires ralliés à sa cause), depuis son enfance humiliée de fils malingre et mal chaussé du cordonnier jusqu’à sa rencontre avec Gerhard Stübs, officier allemand. Conscients d’être face à un puits d’informations jusque-là mal exploité, le nazi et ses supérieurs de la Gestapo seront ceux qui confieront à Rinnan les clés du royaume de l’effroi, le rendant toujours plus assoiffé de pouvoir et par là même, de souffrance. Vrai défi du côté de la traduction, N’oubliez pas leurs noms est surtout de ces livres qui vous laissent sans voix, les yeux perlés de larmes.
N’oubliez pas leurs noms
Récit. De Simon Stranger, éditions Globe, traduit du norvégien par Jean-Baptiste Coursaud, 336 pages. ****
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