[le livre de la semaine] Notre part de nuit, de Mariana Enriquez: au coeur des ténèbres
Dans un premier roman gothique et hypnotique, Mariana Enriquez livre un médium et son fils aux ténèbres, dans un XXe siècle tourmenté.
Dans les premières pages qui posent d’emblée un climat paranoïaque, nous sommes en 1981 sur les petites routes avec Juan, veuf de Rosario depuis trois mois, et son fils Gaspar. Le père est à bout, mentalement et physiquement. Mais son deuil récent ne suffit pas à expliquer son état. C’est un être singulier, passeur médiumnique entre une société secrète (l’Ordre) dirigée par Florence Mathers (l’Anglaise) et la divinité macabre que ses membres vénèrent (l’Obscurité). Cette responsabilité a un coût énorme -entre apparitions spectrales, drainage d’énergie et séquelles corporelles- et Juan refuse de voir un jour ce poids létal peser sur les épaules de son fils, chez qui il a déjà repéré un don similaire au sien. Il soupçonne par ailleurs sa belle-famille, haut placée dans la hiérarchie magique, d’être responsable de la mort de sa femme. Mais peut-on à tout prix protéger son enfant contre sa nature? Ne rien lui révéler de cette part secrète, n’est-ce pas le risque de voir s’effriter irrémédiablement les liens?
Rites macabres
Nous avions fait connaissance avec l’autrice argentine en 2017, grâce à son recueil de nouvelles Ce que nous avons perdu dans le feu (également traduit par Anne Plantagenet et désormais réédité en poche chez Points). En douze tableaux, elle charriait déjà un nombre notable de monstres du siècle et de fantômes intimes, entre malaise et fascination puissante. Si le recueil et le roman ont des échos (notamment à travers Adela, fillette dotée d’un moignon), l’édifice que Mariana Enriquez met ici en place est encore d’une tout autre ampleur. Une de ses grandes forces est de créer une couche captivante et horrifique sous l’Histoire en marche, déjà bouleversée et violente per se. Si la cruelle Mercedes, membre puissante de l’Ordre et grand-mère de Gaspar, fait si peu de cas des Guaranis -peuple d’Amazonie-, mettant leurs enfants en cage pour tester leurs pouvoirs, c’est que ses forfaits passent inaperçus en plein régime militaire argentin où les disparitions sont légion (« Les crimes de la dictature étaient très utiles pour l’Ordre, fournissant des corps, des alibis, des flux de douleur et de peur, des émotions pratiques à manipuler« ).
En connaisseuse fine des travers retors de l’âme humaine, l’autrice sait par ailleurs combien notre besoin cathartique d’épouvante est impossible à rassasier. Lorsque Gaspar se retrouve scotché devant la télé avec ses amis Pablo, Adela et Vicky par des images insoutenables (la mort en direct d’une petite fille colombienne, embourbée), c’est aussi notre façon de nous repaître du sensationnel, souvent dès l’adolescence, qu’elle passe au tamis. En mêlant occultisme et considérations sociales acérées, en façonnant pour nos iris avides une langue faite de mythes terrifiants mais non dénués de poésie, elle provoque définitivement un vertige inoubliable de lecture.
Notre part de nuit
De Mariana Enriquez, éditions du Sous-Sol, traduit de l’espagnol (Argentine) par Anne PlantagenEt, 768 pages. ****(*)
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