Critique | Livres

[le livre de la semaine] Milkman, d’Anna Burns: dépasseuse de bornes

© ELENI STEFANOU
Anne-Lise Remacle Journaliste

Anna Burns encercle une adolescente au coeur de la rumeur, dans un environnement oppressant inspiré de l’Irlande du Nord durant les troubles.

Nous ne connaîtrons jamais le nom de cette narratrice à l’aube de l’âge adulte, pas plus que celui du mécanicien avec qui elle est à la colle, dans cet entre-deux relationnel dont ils disent s’accommoder. Ils seront pour nous « soeur du milieu » et « peut-être-petit-ami« . Elle réside dans un quartier qui ressemble à s’y méprendre à celui d’Ardoyne, enclave ouvrière nationaliste et catholique du nord de Belfast. Dans ce milieu gangrené par la violence (chaque famille ici a dû précocement porter le deuil de certains de ses membres), la jeune fille occupe une position qu’elle sait marginale, pour ne guère s’intéresser à la politique alors que tout autour d’elle est en cocotte-minute. Quand la moindre chose se juge à l’aune de la frontière infranchissable entre « nous » et « eux », entre les « renonçants à l’État » et les « défenseurs« , alliés à la cause du « pays de l’autre côté de l’eau« . Souvent jugée insolente, à commencer par sa m’ma, veuve pieuse très à cheval sur son éducation, ou séditieuse (parce qu’elle lit en marchant sans scruter l’environnement), elle fait désormais l’objet d’une rumeur rampante. C’est « premier beau-frère » qui la propage. Elle aurait une liaison avec le Laitier -qui n’en est pas vraiment un (« Rien de laiteux chez lui. Le lait, il ne le livrait même pas« )- de 23 ans son aîné et de surcroît marié. En réalité, ce paramilitaire retors a enquêté sur elle, la harcèle et menace de tuer peut-être-petit-ami si elle ne le quitte pas, quand de son côté, elle cherche à tout prix à échapper au danger. Mais dans cette contrée où il ne fait pas bon être différent -homosexuel ou sensible chez les virils, féministe de première vague au milieu des femmes traditionnelles, jeune fille obstinée face à l’opinion publique-, elle aura fort à faire pour ne pas laisser ce piège se refermer entièrement sur elle.

Si son inspiration, comme pour ses autres romans (No Bones, Little Constructions -non traduits), est bien l’Irlande du Nord pendant les Troubles, Anna Burns dissout ici de façon dystopique les cartes et les identités de façon à créer un climat d’autant plus asphyxiant, qui résonne bien au-delà de Belfast. À la façon de la sculpture Fearless Girl (la fillette faisant face au taureau de Wall Street), l’autrice façonne une héroïne singulière qui n’a que son impassibilité à offrir en pâture aux questions gênantes, que ses pensées démultipliées qui trottent comme bouclier contre le prédateur qui veut en faire sa propriété. Dans ce roman épatant (Man Booker Prize 2018) qui interroge au tréfonds la notion de consentement, d’espace intime et le pouvoir pervers des persiflages, croît aussi un humour oblique et salvateur… Vous n’oublierez pas soeur du milieu de sitôt!

Milkman

D’Anna Burns, éditions Joëlle Losfeld, traduit de l’anglais (Irlande) par Jakuta Alikavazovic, 352 pages. ****(*)

[le livre de la semaine] Milkman, d'Anna Burns: dépasseuse de bornes

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