[Le livre de la semaine] Ma vie de cafard, de Joyce Carol Oates: familles, je vous hais!
Pour avoir dénoncé ses frères, une jeune fille est bannie du cercle familial. Le début d’un chemin de croix diffracté dans un monde de brutes. Déchirant.
Le Nobel lui a encore échappé. À croire que son talent, sa longévité, sa constance et surtout sa phénoménale productivité -entre autres, 200 romans- sont suspects. Nul autre écrivain n’a pourtant aussi bien décortiqué et autopsié les rouages de l’identité américaine, en particulier ses aspects les plus sombres, de la fabrication de mythes comme Marilyn Monroe aux aléas de la condition féminine en passant par le poison de la religion, de la cellule familiale et du racisme.
Son nouveau roman, Ma vie de cafard, poursuit ce travail sociologique de longue haleine. Dans son style âpre et en même temps perméable à l’indicible, au mystère, elle y chronique le destin saccagé d’une jeune femme, Violet Rue Kerrigan, dans l’Amérique des années 90 et 2000. Son calvaire commence le jour où deux de ses frères, habitués aux « ennuis« , sont soupçonnés d’avoir assassiné un jeune Noir sans histoire. Du haut de ses 12 ans et parce qu’on lui a inculqué à l’église que le mensonge était un péché, elle va raconter aux autorités avoir vu Jerome et Lionel nettoyer une batte de baseball la nuit du crime.
Une trahison impardonnable dans cette modeste famille d’origine irlandaise sur laquelle règne d’une main de fer le père, bloc de granit fier et ténébreux. Bannie du jour au lendemain, la jeune fille grandira loin des siens chez une tante bienveillante, rongée par la nostalgie, la culpabilité, le remord, la peur et la prise de conscience douloureuse des dysfonctionnements d’une cellule familiale reposant entièrement sur la soumission de Lula, la mère. « À mon insu, mes années d’attente avaient commencé« , dira-t-elle avec le recul. Car Violet Rue espère plus que tout être pardonnée, absoute, le besoin d’affection étant plus fort que l’outrage, que l’humiliation. En attendant un miracle, la gamine va croiser la route d’autres prédateurs. Comme ce prof de math pervers qui va profiter de sa fragilité et de son désarroi pour abuser d’elle pendant des mois.
Abus de pouvoir
Chambre d’écho d’une voix intime fragmentée et ponctuée ici et là de paroles peu amènes résumant les pensées des gens qu’elle croise -« Kerri-gan, Kerri-gan. Cafteuse! »-, le récit mosaïque se déploie dans un poudroiement impressionniste. Un dispositif qui permet d’appréhender l’impensable, de travailler la nuance, la complexité des sentiments. Pourquoi par exemple Violet refuse contre l’évidence d’accuser son bourreau lorsqu’il sera démasqué. Au risque de passer ensuite pour une petite « cochonne » et d’aiguiser la concupiscence d’un oncle jusque-là très correct, l’obligeant une fois encore à fuir.
On pourrait reprocher à l’autrice de Blonde une inclination au dolorisme tant son personnage en bave. Sauf que chaque escale de ce chemin de croix d’une justesse émotionnelle sidérante résonne avec l’actualité post-#MeToo. Si le racisme s’inscrit en creux dans la trame narrative -pour les Blancs, les deux frères ne pouvaient pas avoir été les initiateurs de l’agression-, c’est bien à la masculinité toxique érigée en système écrasant les femmes -Violet Rue, mais aussi ses soeurs, sa mère ou sa tante- que s’en prend principalement Joyce Carol Oates dans ce roman d’apprentissage d’une douloureuse beauté.
Ma vie de cafard
Roman de Joyce Carol Oates, éditions Philippe Rey, traduit de l’anglais (États-Unis) par Claude Seban, 432 pages. ***(*)
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