Un magnifique roman d’apprentissage paru dans les années 70 aux États-Unis, resté inexplicablement inédit dans nos contrées. L’offense est réparée.
Quand Theodore Weesner (1935-2015) publie The Car Thief en 1972, il dédie le livre à son père: « Un homme dont personne ne se souvient. » L’histoire du Voleur de voitures est son histoire, et l’écrivain balbutiant (il s’agit de son tout premier roman) y puise un projet romanesque bouleversant: arracher son père à l’oubli.
Quand le livre commence, une tempête hivernale sévit sur le « Pouce », péninsule du Michigan posée à 90 miles de Detroit. Précoces, les lourdes chutes de neige ajoutent encore au poids d’un petit monde forclos et sans horizon: une ville d’usines automobiles qui tournent à plein -nous sommes en 1960. Le roman trouve Alex Housman, seize ans, au volant d’une Buick Riviera « reflets cuivres ». Abandonné par sa mère (un personnage à peine esquissé qui semble annoncer la Jane du Paris, Texas de Wim Wenders) qui lui a préféré son petit frère Howard, Alex vit seul avec un père erratique, ouvrier « plieur-régleur » chez Chevrolet, alcoolique sur le fil. Depuis quelques mois, Alex s’est mis à voler des voitures un peu malgré lui: comme un défi à la morosité et à l’absence de perspectives. Protégé par l’habitacle d’une Buick ou d’une Chevrolet, il retrouve un semblant de fluidité dans l’existence, parcourant la ville et ses souvenirs d’enfance dans un même flottement désoeuvré, avant que la justice ne l’appréhende et ne le place en maison de correction.
« Au-dessus le ciel était couvert d’un duvet orange, une sorte de mousse, par terre les rues étaient sombres, il y avait le rouge des feux arrière et les pinceaux des phares, et dans son errance il avait l’impression de ne connaître personne, de n’avoir nulle part où aller sinon l’appartement vide. » Le Star Theater, les déjeuners au Coney Island, les auto-tamponneuses, les westerns du cinéma Fox, le terrain de basket: une Amérique des sixties cinématographique défile en arrière-plan du livre, incarnée aussi par une série de personnages secondaires qui renvoient toujours davantage dos à dos Alex et son père -le frère Howard (qui rappelle immanquablement la petite Phoebe de L’Attrape-Coeurs), l’avocat Quinn, la fille facile (Eugenia Rodgers) et celle, inatteignable, des fantasmes (Irene Sheaffer). Au fil de vieux standards country de Patsy Cline et de longues scènes de route ou de drugstore, Weesner déplie la mélancolie de l’enfance enfouie, l’ultrasolitude adolescente, la naissance du désir pour les filles et la littérature, et l’amour compliqué de pudeur d’un père et d’un fils au désespoir -chacun à leur façon.
Vie de rien
« Il imaginait que, en contrepartie de tout ce que la vie lui avait refusé, elle lui avait accordé cet oeil fluide, attentif et poétique. » A n’en pas douter, l’oeil d’Alex est celui de Weesner, qui revient sur ses propres souvenirs avec une qualité de brouillard émotionnel poignante. De sa belle écriture calme, sans fard, l’écrivain distille une sensibilité d’autant plus désarmante qu’elle est constamment contenue, latérale, déplacée. Ses phrases, celles d’un grand coloriste, rappellent la mystérieuse magie des clichés de Saul Leiter autant que certaines des plus belles pages de la littérature d’apprentissage US (d’Une saison ardente de Richard Ford à Price de Steve Tesich). En 2012, Weesner disait du Voleur de voitures: « Ce roman a reçu un succès critique étonnant, il m’a ouvert cent portes et a bouleversé à jamais ma vie de rien. » Il est mort le 25 juin dernier, après avoir écrit huit romans. Il allait avoir 80 ans.
Le Voleur de voitures, roman de Théodore Wessner, éditions Tusitala, traduit de l’anglais (USA) par Charles Recoursé, 425 pages.
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